jeudi 27 septembre 2012

Piano réarrangé

Bach, ce sont les fugues, les passions, la musique baroque, les lignes mélodiques qui se cumulent. Cage, c’est notamment 4'33'', ce fameux morceau composé de trois tacets et dont la seule musique est celle du silence, ou Etude australe dont la partition est basée sur des cartes stellaires. Réunir les deux compositeurs au sein d’un programme promet l’intrigue.


Francesco Tristano fait fi des frontières entre genres musicaux. Réduites à néant, elles permettent au jeune pianiste luxembourgeois de s’épanouir au sein des répertoires baroques, classiques, contemporains, jazz et électroniques. La convergence des univers des deux compositeurs n’a pas la provocation pour dessein. Pour Tristano, il existe un lien entre les œuvres de Jean-Sébastien Bach et celles de John Cage ; des éléments mélodiques, rythmiques et thématiques se font écho, selon lui. Il est vrai que l’on peut trouver des similitudes dans l’approche mathématique de la composition, mais aussi dans les instruments. Les pianos du XVIIIe siècle, sur lesquels jouait Bach, possédaient des sons changeants et de riches gammes de couleurs. Ils étaient même parfois dotés de mécanismes qui actionnaient clochettes et percussions. Cage, quant à lui, jouait sur des pianos dits « préparés ». Il insérait entre les cordes des boulons, des vis, des pièces de monnaie, pour modifier les sons émis. Pour bachCage, Francesco Tristano et Moritz von Oswald ont préféré travailler à postériori, en usant de l’informatique, de dispositifs électroniques et de machines analogiques. Sur les pièces de Bach, les sons ont été soumis à une amplification douce, tandis que l’ensemble du concert est traité en temps réel. Comme Tristano le dit lui-même, « il s’agît pratiquement d’une mise en scène acoustique et lumineuse de pièces de Bach et de Cage », dans laquelle les ruptures sont gommées au profit des similitudes.

 
bachCage,
concert le 3 octobre à l’Arsenal, à Metz

Texte Stéphanie Linsingh / Photos Aymeric Giraudel
  
A lire dans le magazine NOVO n°21

mardi 25 septembre 2012

Les sœurs infidèles

De prime abord, Così fan tutte n’est pas l’opéra le plus flatteur à l’égard de la gent féminine. Loin de là. Jadis, Mozart avait d’ailleurs heurté la bourgeoisie et ses fondements moraux. Mais on aurait tort de vouloir à nouveau édulcorer le livret de Lorenzo da Ponte.

« On a tout dit de la musique, je crois, lorsqu’on a dit qu’elle est de Mozart. » En 1790 déjà, le critique du Journal des Luxus und der Moden avait tout résumé. La partition de Così fan tutte déploie agilement une palette de sentiments, entre cynisme et sincérité, dévotion et errances, frivolité et tragédie. Franches, les notes sonnent vraies, même dans la mascarade. Et Mozart réussit à dépeindre la complexité des êtres, leur inconstance et leur fragilité avec une justesse inouïe.  L’histoire part d’un pari qu’un homme désabusé, Don Alfonso, lance à Ferrando et Guglielmo. Selon le vieux philosophe, la constance des femmes est comme le phénix arabe ; tout le monde y croit, mais personne ne l’a jamais vu. Les deux amoureux, sûrs de la fidélité de leurs amies misent cent sequins : les sœurs Fiordiligi et Dorabella font exceptions. Aidé de Despina, la femme de chambre des deux fiancées (pour qui il faut aimer par commodité, par vanité, puisque les hommes sont adultères), Don Alfonso échafaude son plan. Ferrando et Guglielmo doivent feindre de partir au front et revenir sous les traits de séducteurs albanais afin de faire chavirer les cœurs de Fiordiligi et Dorabella. Si au départ, les sœurs semblent d’une fidélité à toute épreuve, petit à petit la tromperie s’insinue… jusqu’à l’officialisation des unions volages. Enfin, puisqu’il le faut, les masques tombent. Ferrando et Guglielmo reprennent leur rôle – la farce ne les fait plus rire – et avouent l’imposture, les sœurs sont mortifiées (peut-être davantage d’être découvertes, que d’avoir été heureuses dans d’autres bras). Au final, l’aventure donne raison à Don Alfonso. « Così fan tutte » ; « Ainsi font-elles toutes ». Le jeu a dérapé, dépassé les protagonistes. L’école de la vie. L’école des amants. On apprend. Il y a d’autres valeurs, tout comme il y aura d’autres paris.


Così fan tutte,
opéra les 25, 27, 30 septembre et 2, 4 octobre à l’Opéra national de Lorraine, à Nancy

Texte Stéphanie Linsingh / Photo Marc Weeger

A lire dans le magazine NOVO n°21

dimanche 22 juillet 2012

Ch-ch-changes

Cette société mérite-t-elle la chute ? Dans un monde rongé par la crise économique et gouverné par les intérêts personnels des plus aisés, quelle place reste-t-il pour la vraie démocratie ? Ostermeier aborde une nouvelle fois la question de la raison et du profit, et triomphe à l’Opéra-Théâtre d’Avignon.

Gnarls Barkley, David Bowie, Oasis, The Clash… Thomas Ostermeier a réussi à capter l’audience en mettant au goût du jour Un Ennemi Du Peuple d’Henrik Ibsen. Le texte de 1881 a été dépoussiéré et agrémenté de textes contemporains (notamment l’essai politique L’Insurrection Qui Vient, de 2007). 


L’action se déroule au cœur d’une petite ville soumise au capitalisme libéral, dans un appartement moderne dessiné à la craie, dans la rédaction d’un quotidien et dans une salle de conférence, qui n’est autre que l’opéra d’Avignon tout entier. Le docteur Stockmann découvre que l’eau des thermes de sa ville est contaminée et veut alerter la population du risque sanitaire. Le maire, son propre frère, s’y oppose ; fermer les thermes reviendrait à réduire l’économie de la ville (et ses profits) à néant. À force d’intimidation, tous ceux qui semblaient soutenir le médecin utopiste – les journalistes du Messager principalement – finissent par l’abandonner.


Idéaliste, presque naïf, il comprend sur le tard que les intérêts personnels et financiers priment sur le bien et la santé d’autrui. Dégouté de cette démocratie bourgeoise, Stockmann finit par prendre la parole dans une salle plongée dans la lumière. Voulant dénoncer la fausse démocratie, menée par et pour les nantis, il en arrive à prendre position contre la démocratie tout court et la « majorité imbécile ».


La pierre d’angle de la pièce est le débat qui prendra place dans l’opéra, lieu presque sacralisé, où le silence du public est généralement roi. Après que les acteurs aient décrédibilisé Stockmann et qu’il se soit placé en ennemi du peuple, les spectateurs sont invités à prendre la parole. Et, pour beaucoup, le parti du docteur. Ils s’insurgent contre les restructurations économiques, les licenciements abusifs, les affaires étouffées, comme celle du Médiator et les centaines de morts qui en ont découlé… On frôle l’incident lorsque l’un des intervenants rappelle qu’Hitler a été élu démocratiquement. Mais c’est le risque, tout comme le fait que l’effet aurait pu ne pas prendre. Imaginez l’embarras si personne n’avait osé prendre la parole…


Fort heureusement pour Ostermeier, ce n’est pas le cas. Le public est enchanté d’avoir eu son mot à dire et cela se ressent dans la réceptivité du désormais personnage supplémentaire. Docile, il laisse cependant le spectacle reprendre. La transition est un peu en rupture, mais à force d’éclats de peinture, on replonge dans le récit pour découvrir que le beau-père de Stockmann a acheté les actions des thermes au nom de ce dernier. L’histoire s’achève sur l’image du médecin et de son épouse, dans un appartement défraichi, alors prêts à renier leurs convictions pour ne pas tout perdre. En bref, cette pièce questionne intelligemment les travers de notre système libéral, mais aussi nos propres faiblesses.

UN ENNEMI DU PEUPLE (D'HENRIK IBSEN, MISE EN SCENE DE THOMAS OSTERMEIER), 
théâtre du 18 au 25 juillet, à l'Opéra-Théâtre, à l'occasion du Festival d'Avignon

Texte Stéphanie Linsingh / Photos Christophe Raynaud de Lage

Critique rédigée dans le cadre de la formation à la critique théâtrale mise sur pied par l’Université de Liège et le Théâtre de la Place. Retrouvez ce papier et celui des autres jeunes critiques sur le blog théâtre du Soir, tenu par le journaliste Jean-Marie Wynants : http://blog.lesoir.be/entractes/

vendredi 20 juillet 2012

Une quête en cache d’autres

Stéphane Braunschweig a trouvé son auteur en Luigi Pirandello. Son adaptation de Six Personnages En Quête D’Auteur, pièce de 1921, n’a hélas pas convaincu l’ensemble du public présent dans la Cour des Carmes d’Avignon.

Sur scène, une salle de répétition théâtrale. Côté cour : un miroir en fond (qui ne trouvera aucune utilité), une table, cinq chaises et une caméra braquée sur un divan. Côté jardin : un plateau blanc laqué et une seconde caméra. Quatre comédiens et leur metteur en scène arrivent au compte-goutte, leurs incertitudes en bandoulière et le micro bruyant. À la recherche d’une pièce transcendante et à court d’imagination, ils discourent sur le théâtre, la création, l’improvisation. Leur jeu est convenu et les dialogues relèvent plus de la déclamation que de l’échange naturel . Seul Christophe Brault tire son épingle du jeu. Ceci dit, les avis évoqués ne sont pas dénués d'intérêt. « C’est le réel qui intéresse les gens », « On est tous des personnages », « Faire paraître vrai ce qui ne l’est pas n’est que folie ». 


Tombant à pic, six personnages entrent alors dans la salle de répétition. Abandonnés par leur auteur, ils sont à la recherche d’un directeur et désirent plus que tout que la troupe incarne leurs rôles pour se sentir accomplis. Cela tombe bien pour la compagnie théâtrale ; l’histoire qu’elle cherchait lui tombe dans le bec, et c’est en quelque sorte du réel (le texte de Pirandello affirme d’ailleurs que les personnages sont plus réels puisque la réalité des gens peut varier de jour en jour, à l’inverse de celle des personnages qui est fixée pour toujours). Psychodrame familial : une femme quitte son mari pour un autre homme, entraînant sa fille avec elle. Le garçon du couple est placé chez une nourrice. La mère a deux autres enfants, un petit garçon et une fillette, avec son amant, avant qu’il ne les quitte. Les personnages sont partiaux, parce qu’ils ont été créés comme ça. Inachevés car abandonnés par leur auteur, ils sont sans nuance. Cela peut agacer, mais cela se tient.


Le metteur en scène convaincu par leur histoire, commencent les répétitions. Les comédiens filment les personnages pour recopier leurs comportements. Sur le mur blanc du plateau, les images filmées sont projetées directement. Les interprétations exagérées et loufoques font rire le public. La pièce prend enfin son envol. L’humour et l’intrigue prennent le pas sur le cérébral et la platitude. L’utilisation du plateau, même si elle reste réduite, devient plus enthousiasmante ; elle permet une belle mise en relief des personnages. L’histoire de la famille se dessine de plus en plus jusqu’à la découverte de la cause du mutisme du petit garçon et du deuil de la mère. Le dénouement est convaincant ; il permet de comprendre les comportements de chacun des personnages, la révolte de la jeune fille, l’énervement et la distance du jeune homme, la honte du père, la détresse de la mère… La vérité éclate, brusquement, comme si les personnages, ne connaissant que leur version des faits, apprenaient seulement l’histoire globale.

On peut regretter que la pièce se termine par une chute qui en a laissé perplexe plus d’un, au lieu de se tenir à cette réflexion en filigrane. Mais pour une pièce sur une pièce, il fallait sans doute tenter un coup de théâtre.

SIX PERSONNAGES EN QUÊTE D'AUTEUR (DE LUIGI PIRANDELLO, MISE EN SCENE DE STEPHANE BRAUNSCHWEIG), 
théâtre du 9 au 19 juillet, au Cloître des Carmes, à l'occasion du Festival d'Avignon

Texte Stéphanie Linsingh / Photos Christophe Raynaud de Lage

Critique rédigée dans le cadre de la formation à la critique théâtrale mise sur pied par l’Université de Liège et le Théâtre de la Place. Retrouvez ce papier et celui des autres jeunes critiques sur le blog théâtre du Soir, tenu par le journaliste Jean-Marie Wynants : http://blog.lesoir.be/entractes/

mercredi 18 juillet 2012

De plein fouet

Los Santos Inocentes est un oxymore de fête et de douleur intimement liées. Mapa Teatro nous livre la coutume de cette fête des Saint Innocents ; un pan méconnu de la culture colombienne, qui nous a extirpés de la réalité avignonnaise.

« Pourquoi m’as-tu fouettée si fort ? Mon caméscope n’est pas un masque. J’étais juste venue fêter mon anniversaire. — Parce que tu étais innocente. » Célébrer son anniversaire en Colombie, durant le carnaval des Saint Innocents, était l’envie d’Heidi, malgré les mises en garde de la population locale. Dans les rues de Guapi, des hommes travestis en femme, affublés de masques d’Halloween, fouettent les passants. Au départ, cette fête faisant référence à l’extermination des nouveaux-nés ordonnée par le roi Hérode (dans l’espoir que Jésus périsse parmi eux) permettait aux esclaves venus d’Afrique d’inverser leur rôle avec celui de leur maître, les costumes évoquant alors les épouses blanches. Aujourd’hui, elle commémore les massacres perpétrés ces dernières années en Colombie et rappelle que des innocents sont toujours victimes du pouvoir en place. 


Une voix résonne : « Il faut être d’ici pour ressentir le plaisir de la douleur ». Sur l’écran placé au-dessus de la scène : les images capturées par Heidi. La violence des coups de fouet assenés par les hommes aux figures inquiétantes contraste avec la fête qui se donne sur les planches. Une fête, telle qu’on se la représente plus facilement : ballons de baudruche colorés, guirlandes par centaines, musique, vin et amis. Mais au fil de la narration, le pénible descend sur scène. Les corps tombent (malheureusement pas en rythme) et les coups de fouet, peu à peu insoutenables, claquent sur le plancher. Puis, sur l’écran, apparaît le compte rendu macabre de HH. Hebert Veloza, premier chef paramilitaire à avouer ses crimes en échange d’une réduction de peine. Des noms, une liste de morts interminable, défilent dans le noir. Glaçant. Mapa Teatro, la compagnie suisso-colombienne menée par Heidi et Rolf Abderhalden se défend de faire un théâtre documentaire, engagé. Mais pourtant…

Il y a quelques maladresses de la part des acteurs. Un jeu désincarné les rend transparents, interchangeables. Mais cette lacune épouse finalement le propos et image l’anonymat des victimes. On sort coi de l’Auditorium du Grand Avignon – Le Pontet, comme souvent lorsque l’on a l’impression d’avoir assisté de nos yeux au contenu d’un film documentaire. Quand le réel semble prendre le pas sur la fiction, et la vidéo sur la prestation scénique, on peut cependant se demander si le film seul n’aurait pas suffi à nous sensibiliser à ce rituel antinomique.

LOS SANTOS INOCENTES (MAPA TEATRO), 
théâtre du 11 au 18 juillet, à l'Auditorium du Grand Avignon-Le Pontet, à l'occasion du Festival d'Avignon

Texte Stéphanie Linsingh / Photo Christophe Raynaud de Lage


Critique rédigée dans le cadre de la formation à la critique théâtrale mise sur pied par l’Université de Liège et le Théâtre de la Place. Retrouvez ce papier et celui des autres jeunes critiques sur le blog théâtre du Soir, tenu par le journaliste Jean-Marie Wynants : http://blog.lesoir.be/entractes/

mardi 17 juillet 2012

L’empire des lumières

Mikhaïl Boulgakov n’a pu publier Le Maître et Marguerite avant sa mort. Joug stalinien oblige. Sa femme, peut-être sa Marguerite, s’en est chargée. Et le metteur en scène, Simon McBurney, s’en est emparé pour mettre sens dessus dessous la Cour d’Honneur d’Avignon.

Moscou, son plan et ses rues projetés sur le mur de la Cour d’Honneur du Palais des Papes. Un dédale, comme celui de la trame du Maître et Marguerite. Les époques et les lieux s’enchevêtrent, et les histoires, par l’ubiquité et l’omniscience du diable, finissent toutes par être liées. Ce diable qui se présente sous les traits de Woland. Soutane, lunettes et béret noirs, dents en platine et or, accent allemand ; il serait professeur et spécialiste en magie noire.


Premier récit : Union soviétique, années 30. Il s’immisce dans la conversation de Mikhaïl Berlioz, éditeur d’une revue littéraire, et du poète Ivan Bezdommy. Tous deux nient l’existence de Jésus Christ, Woland sait qu’il en est autrement, puisque le diable sait tout. Il sait même que Berlioz finira décapité par un tram ce soir-là. Deuxième histoire : Ivan, à force de raconter que Woland est un espion, un assassin, ayant déjeuné avec Kant et connu Ponce Pilate, échoue à l’asile psychiatrique. Là, il rencontre le Maître, qui n’est autre que l’auteur d’un manuscrit relatant les derniers jours de Jésus Christ. Troisième récit : celui de la relation de compassion qui s’établit entre Jésus et Ponce Pilate. Et quatrième récit : le Maître et Marguerite. Leur rencontre, leur amour, l’admiration de Marguerite pour les mots du Maître, l’échec de son manuscrit auprès des critiques de l’Etat totalitaire (comme l’a connu Boulgakov), leur acte manqué et la descente aux enfers de Marguerite.

Cela paraît dense, étourdissant. Ça l’est. Mais tout s’imbrique à merveille grâce à une mise en scène astucieuse et rythmée (notamment par Chostakovitch et les Rolling Stones), à la pointe de la technologie et laissant pourtant une grande place à l’imaginaire. Ainsi, si les projections font apparaître un Palais des Papes en plein éboulement ou une sensation de chute provoquée par un décor fuyant alors que le corps de Marguerite reste statique, une fenêtre peut simplement être représentée par un bâton. Et un tram par une cabine accolée à un rectangle de lumière. La Cour d’Honneur est comme habillée des couleurs qui lui siéent le mieux ; entre scénographie presque cinématographique et peinture de Magritte. On peut regretter quelques sentiments de longueur, peut-être inhérents aux conditions de visionnage. Le surtitrage trop petit, le mistral glacial en fin de soirée… Mais il faut reconnaître que ce chaos rendait la fantaisie, les fissures, le tragique d’autant plus réalistes.

LE MAÎTRE ET MARGUERITE (DE MIKHAÏL BOULGAKOV, MISE EN SCENE DE SIMON McBURNEY), 
théâtre du 7 au 16 juillet, dans la Cour d'Honneur du Palais des Papes, à l'occasion du Festival d'Avignon

Texte Stéphanie Linsingh / Photo Gerard Julien (AFP) 

Critique rédigée dans le cadre de la formation à la critique théâtrale mise sur pied par l’Université de Liège et le Théâtre de la Place. Retrouvez ce papier et celui des autres jeunes critiques sur le blog théâtre du Soir, tenu par le journaliste Jean-Marie Wynants : http://blog.lesoir.be/entractes/

lundi 28 mai 2012

Des apparences en carton

Silhouettes afro-cubistes, rêves illusoires, le corps et l’identité niés. De La création du monde, Faustin Linyekula a créé pour le Kunstenfestivaldesarts un ballet engagé qui dénonce à la fois le colonialisme et la condition de danseur.

La création du monde au KVS (© Véronique Evrard)

Un costume de nylon extensible se meut sur les planches. Etiré, plié, contorsionné, écartelé, il est manipulé à l’envi. Des danseurs en survêtements mobilisent peu à peu l’espace, répètent des propositions, improvisent des mouvements amples et lents sur une musique tonitruante. Batterie, basse, guitare électrique, contre pesanteur, légèreté ou saccades. Les influences sont multiples, les danseurs polyvalents. Ils se courbent, s’épuisent. Parfois se blessent. Au devant de la scène, une jeune fille retire son jogging et enfile le costume élastique. Tous l’imitent. Ils revêtent leur uniforme de ballerine et délaissent leur individualité. Ils deviennent interchangeables. 

La création du monde au KVS (© Els De Nil)

Le seul danseur noir du spectacle, Djodjo Kazadi, s’occupe, tout tremblant, de mettre en place la reconstitution de La création du monde ; une œuvre de 1923, se voulant le premier « ballet nègre » et réunissant les talents de Fernand Léger, Blaise Cendrars, Darius Milhaud, Jean Börlin et les Ballets Suédois… mais aussi leur partialité. Pendant les Années folles, l’Europe était fascinée par l’Afrique, promesse d’une renaissance, et par ses arts « primitifs ». Cela se ressentait indubitablement dans les costumes et les décors de Léger (magnifiquement restitués dans cette version 2012), projections de l’imaginaire, parfaite négation de la réalité. Les influences occidentales étaient également présentes (pour preuves les références aux claquettes, à la danse classique, au jazz et au cubisme). 

La création du monde au KVS (© Els De Nil)

La faiblesse de ce ballet d'entre-deux-guerres a été de taire la violente réalité coloniale. C’est ce qu’a voulu dénoncer le chorégraphe congolais, Faustin Linyekula, en incluant l’œuvre originale, comme une citation, dans son spectacle. Son danseur, Djodjo Kazadi, s’insurgera d’ailleurs en fin de reconstitution contre l’absence de Noirs dans ce « ballet nègre ». Puis, partant du principe d’interchangeabilité des hommes de couleur aux yeux des Européens, il viendra à la comparaison Noir/danseur. Substituable, malléable, corvéable, la ballerine est le nègre du chorégraphe. Seul bémol à ce spectacle réfléchi et critique : on aurait pu se passer de cette litanie finale. Chacun avait noté que les figures africaines étaient des danseurs blancs affublés de costumes aux formes absconses, à la fois caricaturales et fantasmagoriques. Chacun avait remarqué le bouillonnement intérieur du danseur-spectateur noir à sa façon de bouger. Et il était plutôt aisé de comprendre l’analogie ballerine/«nègre» grâce aux tenues élastiques et aux éclairages en contre-jour qui plongeaient les danseurs dans la pénombre. La représentation aurait pu s’achever sans problème sur les spasmes de Djodjo Kazadi et les violons lancinants. Le procédé était assez parlant, et la fin en aurait gagné en force.

LA CREATION DU MONDE 1923-2012 (Centre Chorégraphique National – Ballet de Lorraine & Faustin Linyekula),
danse le 26 mai au KVS, à Bruxelles, dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts

Texte Stéphanie Linsingh / Photo Véronique Evrard et Els De Nil

lundi 21 mai 2012

Le théâtre sans fard


Des acteurs qui n’en sont pas, une scène disloquée dans chaque recoin du KVS, des récits à la lisière du documentaire ; ce samedi 19 mai, dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts, Rimini Protokoll a une nouvelle fois renversé les codes propres au théâtre, avec Lagos Business Angels.

Amener la vraie vie sur les planches, ne pas s’encombrer des intermédiaires que sont les acteurs : telle est la devise des trois membres de Rimini Protokoll. Stefan Kaegi, Helgard Haug et Daniel Wetzel ont pour habitude de porter à la scène des « experts du quotidien », autour desquels ils tissent leurs spectacles. S’ils ne sont pas acteurs, les comédiens amateurs sont choisis pour eux-mêmes, pour les situations particulières qu’ils vivent ou ont vécues, et pour leur faculté à jouer leur propre rôle devant un public. Après The midnight special agency et Sabenation. Go home & follow the news, le collectif théâtral revient au Kunstenfestivaldesarts avec Lagos Business Angels. Le Nigeria et sa croissance économique sont au cœur du spectacle. L’esprit d’entreprise est d’une telle force à Lagos, qu’il tend à concurrencer celui des puissances européennes. Et si les pays émergents étaient en voie d’assister le Vieux Continent ? C’est autour de cette réflexion que la représentation s’articule. Le spectateur, muni d’un passeport codifié, déambule en petit groupe dans le dédale du KVS, accompagné par une entêtante musique sur les millionnaires. Il s’arrête à chaque étage, tantôt dans un coin de salle, tantôt dans un conteneur à l’arrière du théâtre, devant des stands qui rappellent les foires commerciales. Là, les « Business Angels » confient (en anglais, mais chaque intervention est retranscrite en français et en néerlandais dans le livret de la visite) leur histoire, leur success story, dans un brouhaha quelque peu incommodant. Se succèdent businessmen nigérians et européens : un marchand de poissons exotiques reconverti en conseiller dans le commerce du pétrole, un développeur immobilier tout vêtu de blanc, un concessionnaire automobile, une fabricante de pinceaux qui travaille au compte de la Commission des Crimes Economiques et Financiers, un chausseur, un pasteur, une conseillère en ressources humaines… Onze intervenants sont présents, mais chaque groupe de spectateurs ne peut rencontrer que sept comédiens avant le final, où tous se réunissent sur la scène centrale et mettent en exergue les relations de partenariat qui existent entre l’Europe et l’Afrique. Un sentiment d’insatisfaction surgit de ce choix contraint, tant on aimerait connaître les aventures de chacun. De la perplexité du départ, engendrée par la présentation chimérique des personnages entre récit, exposé, installation et auto-promotion, naît l’intérêt pour cette forme hybride de théâtre itinérant. Prendre le parti de faire endosser à chacun son propre costume génère naturellement une émotion plus vraie, chaque comédien étant convaincant comme personne d’autre ne pourrait l’être. Lagos Business Angels est comme un documentaire en chair et en os, et lorsque le rideau tombe, les acteurs n’ont pas de masque à retirer.

Lagos Business Angels au KVS (© Rimini Protokoll)

LAGOS BUSINESS ANGELS (RIMINI PROTOKOLL),
théâtre le 19 mai au KVS, à Bruxelles, dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts

Texte Stéphanie Linsingh / Photo Rimini Protokoll

vendredi 20 avril 2012

Dépravés dans la mar(r)e

Rusalka, c’est la synthèse de diverses versions du mythe de l’ondine. Le livret de Jaroslav Kvapil puise sa source dans Undine de Friedrich de La Motte-Fouqué, La Petite Sirène d’Hans Christian Andersen, L’Ondine dans son étang des frères Grimm ou encore La Cloche engloutie de Gerhart Hauptmann. Mais une chose est sûre, jamais la légende romantique n’avait été adaptée comme à La Monnaie, façon cuissardes, mini-jupe et amours monnayées.

Stefan Herheim, le metteur en scène, a fait le pari fou de transposer l’histoire de la nymphe aquatique, prête à sacrifier sa voix et son immortalité pour des jambes et les beaux yeux d’un prince, en un conte moderne et provocant, à base de prostituées, de frustrations et de désirs. Dans cette production de l’opéra d’Antonín Dvořák, Rusalka (l’ondine) ne veut pas sortir de l’eau, mais quitter le trottoir pour le haut du pavé et l’amour d’un prince. Ježibaba, la sorcière, est une SDF, et sa grotte est une bouche de métro. Le prince est un marin. Le garde forestier est un hippie fumeur de joints, le marmiton un boucher, et le chasseur un policier. Quant à Vodnik, l’ondin, il n’est ici qu’un homme malheureux en ménage qui fantasme sur Rusalka.

Rusalka à La Monnaie (© La Monnaie)

Qui trop embrasse…

Alors que la musique est ravissante de simplicité (l’invocation à la Lune et le thème de Rusalka sont délicieusement entêtants), il n’est pas toujours aisé de s’y retrouver dans l’intrigue alambiquée. Aux entractes, les spectateurs établissent leurs théories. Vodnik est tantôt le souteneur de Rusalka, tantôt le client ; il est parfois même le père incestueux. Selon Carole Wilson (Ježibaba) et Frode Olsen (Vodnik), il s’agirait plus de l’histoire d’un homme, de ses désirs, de ses lassitudes et de ses obsessions que du complexe d’Electre. Mais les interprètes avouent eux-mêmes ne pas avoir saisi tout de suite quel était le nouveau sens donné au conte lyrique, tant il y a de couches et de détails. Il faudrait presque revoir l’opéra une seconde fois pour comprendre que Vodnik imagine toute l’histoire. On saisit, grâce à de subtils subterfuges, tels que les pyjamas lignés, les robes de chambre et les couleurs de cheveux, que Vodnik se rêve en prince et que la princesse passionnée est son épouse. En réalité, il regrette de l’avoir choisie à la froide Rusalka. Il projette alors ses fantasmes sur la prostituée qui travaille sous ses fenêtres et, éperdument frustré, il finit par assassiner sa femme.

Rusalka à La Monnaie (© La Monnaie)

Le plaisir des yeux

Si l’histoire parait un peu trop farfelue ou équivoque, la mise en scène de Stefan Herheim, les décors de Heike Scheele et les costumes de Gesine Völlm sont audacieux, tout en restant enchanteurs. Bien que l’intrigue se déroule loin d’un quelconque lac, l’eau est malgré tout présente, du début du premier acte, lorsque seul le bruit de la pluie accompagne des scènes de rue qui se répètent en boucle, à la fin du troisième acte, où un écran permet la projection d’un fond marin, en passant par de petits clins d’œil souvent placés dans le cylindre mécanique qui permet de faire apparaître une queue de sirène ou un chaudron bouillonnant. 

Rusalka à La Monnaie (© La Monnaie)

Les références aquatiques se retrouvent également dans la robe d’écailles de Rusalka ou encore lors de la scène qui célèbre le mariage princier et le règne de la débauche au milieu du deuxième acte : les sujets, déguisés en créatures marines, dansent sous une pluie de confettis au parterre de La Monnaie, sous l’œil surpris et amusé des spectateurs, tandis que la vierge Rusalka se meurt. Puis, il y a ce carrefour, lieu de mille chorégraphies (à chaque note son geste !), reconstitué par un jeu de miroirs, cette cathédrale imposante, le bar rétro des nymphettes, le sex-shop aux danseuses gonflables qui se transforme en boucherie puis en Pronuptia, la bouche de métro et le lieu du crime : l’immeuble de Vodnik. L’impression de profondeur et les lumières donnent à voir un véritable petit bout de ville. La confusion semble être le maître-mot de cet opéra, comme si en sortant de la salle, l'audience était aussi troublée que Vodnik à sa reprise de conscience.

Rusalka à La Monnaie (© La Monnaie) 

RUSALKA, 
opéra du 6 au 16 mars à La Monnaie, à Bruxelles
à voir en streaming sur le site MyMM jusqu'au 26 avril

Texte Stéphanie Linsingh / Photos La Monnaie De Munt

mardi 27 mars 2012

Les voix de la raison

Jouée pour la première fois en 1917, La Rondine n’est peut-être pas l’œuvre la plus connue de Puccini, mais elle avait le mérite d’aller à l’encontre de ce que le compositeur appelait « l’horrible musique du temps présent », celle de la guerre.



Les hirondelles sont avides de liberté, mais paradoxalement fidèles à leur nid ; au détour d’une anecdote, José Cura résume l’intrigue de La Rondine. Cette comédie lyrique en trois actes est en réalité une simplissime histoire de cœur. Madga, une courtisane parisienne alors entretenue par le riche banquier Rambaldo ne rêve que d’amour. Elle s’éprendra du jeune Ruggero et le suivra jusque Nice avec la complicité de sa femme de chambre Lisette et du poète Prunier. Mais après quelques mois de romance et d’endettement, rattrapée par le passé qu’elle avait jusqu’alors caché, elle quittera Ruggero et retournera dans sa cage dorée. Le sujet semble peut-être éculé, comme le fait d’ailleurs remarquer Rambaldo au début du premier acte, mais comme le reprend Magda : « l’amour est toujours idée nouvelle ». La force de Puccini est d’avoir réussi à dépeindre des sentiments complexes et à les marier à une musique légère, teintée de valse et ponctuée de hardiesses harmoniques et rythmiques. Pour La Rondine, José Cura prend en charge la direction musicale, la mise en scène, les décors et les costumes. L’artiste éclectique est aussi, et avant tout, un ténor au talent indéniable. La diversification l’empêche certainement de se retrouver enfermé, comme une hirondelle, dans l’une ou l’autre cage dorée. 



José Cura (© Cuibar Productions / Ben Cura)


La RONDINE (L'HIRONDELLE), 
opéra les 6, 8, 10, 11, 13 et 15 mai à l’Opéra national de Lorraine, à Nancy

Texte Stéphanie Linsingh / Photo Ben Cura (Cuibar Productions) 
A lire dans le magazine NOVO n°19