dimanche 22 juillet 2012

Ch-ch-changes

Cette société mérite-t-elle la chute ? Dans un monde rongé par la crise économique et gouverné par les intérêts personnels des plus aisés, quelle place reste-t-il pour la vraie démocratie ? Ostermeier aborde une nouvelle fois la question de la raison et du profit, et triomphe à l’Opéra-Théâtre d’Avignon.

Gnarls Barkley, David Bowie, Oasis, The Clash… Thomas Ostermeier a réussi à capter l’audience en mettant au goût du jour Un Ennemi Du Peuple d’Henrik Ibsen. Le texte de 1881 a été dépoussiéré et agrémenté de textes contemporains (notamment l’essai politique L’Insurrection Qui Vient, de 2007). 


L’action se déroule au cœur d’une petite ville soumise au capitalisme libéral, dans un appartement moderne dessiné à la craie, dans la rédaction d’un quotidien et dans une salle de conférence, qui n’est autre que l’opéra d’Avignon tout entier. Le docteur Stockmann découvre que l’eau des thermes de sa ville est contaminée et veut alerter la population du risque sanitaire. Le maire, son propre frère, s’y oppose ; fermer les thermes reviendrait à réduire l’économie de la ville (et ses profits) à néant. À force d’intimidation, tous ceux qui semblaient soutenir le médecin utopiste – les journalistes du Messager principalement – finissent par l’abandonner.


Idéaliste, presque naïf, il comprend sur le tard que les intérêts personnels et financiers priment sur le bien et la santé d’autrui. Dégouté de cette démocratie bourgeoise, Stockmann finit par prendre la parole dans une salle plongée dans la lumière. Voulant dénoncer la fausse démocratie, menée par et pour les nantis, il en arrive à prendre position contre la démocratie tout court et la « majorité imbécile ».


La pierre d’angle de la pièce est le débat qui prendra place dans l’opéra, lieu presque sacralisé, où le silence du public est généralement roi. Après que les acteurs aient décrédibilisé Stockmann et qu’il se soit placé en ennemi du peuple, les spectateurs sont invités à prendre la parole. Et, pour beaucoup, le parti du docteur. Ils s’insurgent contre les restructurations économiques, les licenciements abusifs, les affaires étouffées, comme celle du Médiator et les centaines de morts qui en ont découlé… On frôle l’incident lorsque l’un des intervenants rappelle qu’Hitler a été élu démocratiquement. Mais c’est le risque, tout comme le fait que l’effet aurait pu ne pas prendre. Imaginez l’embarras si personne n’avait osé prendre la parole…


Fort heureusement pour Ostermeier, ce n’est pas le cas. Le public est enchanté d’avoir eu son mot à dire et cela se ressent dans la réceptivité du désormais personnage supplémentaire. Docile, il laisse cependant le spectacle reprendre. La transition est un peu en rupture, mais à force d’éclats de peinture, on replonge dans le récit pour découvrir que le beau-père de Stockmann a acheté les actions des thermes au nom de ce dernier. L’histoire s’achève sur l’image du médecin et de son épouse, dans un appartement défraichi, alors prêts à renier leurs convictions pour ne pas tout perdre. En bref, cette pièce questionne intelligemment les travers de notre système libéral, mais aussi nos propres faiblesses.

UN ENNEMI DU PEUPLE (D'HENRIK IBSEN, MISE EN SCENE DE THOMAS OSTERMEIER), 
théâtre du 18 au 25 juillet, à l'Opéra-Théâtre, à l'occasion du Festival d'Avignon

Texte Stéphanie Linsingh / Photos Christophe Raynaud de Lage

Critique rédigée dans le cadre de la formation à la critique théâtrale mise sur pied par l’Université de Liège et le Théâtre de la Place. Retrouvez ce papier et celui des autres jeunes critiques sur le blog théâtre du Soir, tenu par le journaliste Jean-Marie Wynants : http://blog.lesoir.be/entractes/

vendredi 20 juillet 2012

Une quête en cache d’autres

Stéphane Braunschweig a trouvé son auteur en Luigi Pirandello. Son adaptation de Six Personnages En Quête D’Auteur, pièce de 1921, n’a hélas pas convaincu l’ensemble du public présent dans la Cour des Carmes d’Avignon.

Sur scène, une salle de répétition théâtrale. Côté cour : un miroir en fond (qui ne trouvera aucune utilité), une table, cinq chaises et une caméra braquée sur un divan. Côté jardin : un plateau blanc laqué et une seconde caméra. Quatre comédiens et leur metteur en scène arrivent au compte-goutte, leurs incertitudes en bandoulière et le micro bruyant. À la recherche d’une pièce transcendante et à court d’imagination, ils discourent sur le théâtre, la création, l’improvisation. Leur jeu est convenu et les dialogues relèvent plus de la déclamation que de l’échange naturel . Seul Christophe Brault tire son épingle du jeu. Ceci dit, les avis évoqués ne sont pas dénués d'intérêt. « C’est le réel qui intéresse les gens », « On est tous des personnages », « Faire paraître vrai ce qui ne l’est pas n’est que folie ». 


Tombant à pic, six personnages entrent alors dans la salle de répétition. Abandonnés par leur auteur, ils sont à la recherche d’un directeur et désirent plus que tout que la troupe incarne leurs rôles pour se sentir accomplis. Cela tombe bien pour la compagnie théâtrale ; l’histoire qu’elle cherchait lui tombe dans le bec, et c’est en quelque sorte du réel (le texte de Pirandello affirme d’ailleurs que les personnages sont plus réels puisque la réalité des gens peut varier de jour en jour, à l’inverse de celle des personnages qui est fixée pour toujours). Psychodrame familial : une femme quitte son mari pour un autre homme, entraînant sa fille avec elle. Le garçon du couple est placé chez une nourrice. La mère a deux autres enfants, un petit garçon et une fillette, avec son amant, avant qu’il ne les quitte. Les personnages sont partiaux, parce qu’ils ont été créés comme ça. Inachevés car abandonnés par leur auteur, ils sont sans nuance. Cela peut agacer, mais cela se tient.


Le metteur en scène convaincu par leur histoire, commencent les répétitions. Les comédiens filment les personnages pour recopier leurs comportements. Sur le mur blanc du plateau, les images filmées sont projetées directement. Les interprétations exagérées et loufoques font rire le public. La pièce prend enfin son envol. L’humour et l’intrigue prennent le pas sur le cérébral et la platitude. L’utilisation du plateau, même si elle reste réduite, devient plus enthousiasmante ; elle permet une belle mise en relief des personnages. L’histoire de la famille se dessine de plus en plus jusqu’à la découverte de la cause du mutisme du petit garçon et du deuil de la mère. Le dénouement est convaincant ; il permet de comprendre les comportements de chacun des personnages, la révolte de la jeune fille, l’énervement et la distance du jeune homme, la honte du père, la détresse de la mère… La vérité éclate, brusquement, comme si les personnages, ne connaissant que leur version des faits, apprenaient seulement l’histoire globale.

On peut regretter que la pièce se termine par une chute qui en a laissé perplexe plus d’un, au lieu de se tenir à cette réflexion en filigrane. Mais pour une pièce sur une pièce, il fallait sans doute tenter un coup de théâtre.

SIX PERSONNAGES EN QUÊTE D'AUTEUR (DE LUIGI PIRANDELLO, MISE EN SCENE DE STEPHANE BRAUNSCHWEIG), 
théâtre du 9 au 19 juillet, au Cloître des Carmes, à l'occasion du Festival d'Avignon

Texte Stéphanie Linsingh / Photos Christophe Raynaud de Lage

Critique rédigée dans le cadre de la formation à la critique théâtrale mise sur pied par l’Université de Liège et le Théâtre de la Place. Retrouvez ce papier et celui des autres jeunes critiques sur le blog théâtre du Soir, tenu par le journaliste Jean-Marie Wynants : http://blog.lesoir.be/entractes/

mercredi 18 juillet 2012

De plein fouet

Los Santos Inocentes est un oxymore de fête et de douleur intimement liées. Mapa Teatro nous livre la coutume de cette fête des Saint Innocents ; un pan méconnu de la culture colombienne, qui nous a extirpés de la réalité avignonnaise.

« Pourquoi m’as-tu fouettée si fort ? Mon caméscope n’est pas un masque. J’étais juste venue fêter mon anniversaire. — Parce que tu étais innocente. » Célébrer son anniversaire en Colombie, durant le carnaval des Saint Innocents, était l’envie d’Heidi, malgré les mises en garde de la population locale. Dans les rues de Guapi, des hommes travestis en femme, affublés de masques d’Halloween, fouettent les passants. Au départ, cette fête faisant référence à l’extermination des nouveaux-nés ordonnée par le roi Hérode (dans l’espoir que Jésus périsse parmi eux) permettait aux esclaves venus d’Afrique d’inverser leur rôle avec celui de leur maître, les costumes évoquant alors les épouses blanches. Aujourd’hui, elle commémore les massacres perpétrés ces dernières années en Colombie et rappelle que des innocents sont toujours victimes du pouvoir en place. 


Une voix résonne : « Il faut être d’ici pour ressentir le plaisir de la douleur ». Sur l’écran placé au-dessus de la scène : les images capturées par Heidi. La violence des coups de fouet assenés par les hommes aux figures inquiétantes contraste avec la fête qui se donne sur les planches. Une fête, telle qu’on se la représente plus facilement : ballons de baudruche colorés, guirlandes par centaines, musique, vin et amis. Mais au fil de la narration, le pénible descend sur scène. Les corps tombent (malheureusement pas en rythme) et les coups de fouet, peu à peu insoutenables, claquent sur le plancher. Puis, sur l’écran, apparaît le compte rendu macabre de HH. Hebert Veloza, premier chef paramilitaire à avouer ses crimes en échange d’une réduction de peine. Des noms, une liste de morts interminable, défilent dans le noir. Glaçant. Mapa Teatro, la compagnie suisso-colombienne menée par Heidi et Rolf Abderhalden se défend de faire un théâtre documentaire, engagé. Mais pourtant…

Il y a quelques maladresses de la part des acteurs. Un jeu désincarné les rend transparents, interchangeables. Mais cette lacune épouse finalement le propos et image l’anonymat des victimes. On sort coi de l’Auditorium du Grand Avignon – Le Pontet, comme souvent lorsque l’on a l’impression d’avoir assisté de nos yeux au contenu d’un film documentaire. Quand le réel semble prendre le pas sur la fiction, et la vidéo sur la prestation scénique, on peut cependant se demander si le film seul n’aurait pas suffi à nous sensibiliser à ce rituel antinomique.

LOS SANTOS INOCENTES (MAPA TEATRO), 
théâtre du 11 au 18 juillet, à l'Auditorium du Grand Avignon-Le Pontet, à l'occasion du Festival d'Avignon

Texte Stéphanie Linsingh / Photo Christophe Raynaud de Lage


Critique rédigée dans le cadre de la formation à la critique théâtrale mise sur pied par l’Université de Liège et le Théâtre de la Place. Retrouvez ce papier et celui des autres jeunes critiques sur le blog théâtre du Soir, tenu par le journaliste Jean-Marie Wynants : http://blog.lesoir.be/entractes/

mardi 17 juillet 2012

L’empire des lumières

Mikhaïl Boulgakov n’a pu publier Le Maître et Marguerite avant sa mort. Joug stalinien oblige. Sa femme, peut-être sa Marguerite, s’en est chargée. Et le metteur en scène, Simon McBurney, s’en est emparé pour mettre sens dessus dessous la Cour d’Honneur d’Avignon.

Moscou, son plan et ses rues projetés sur le mur de la Cour d’Honneur du Palais des Papes. Un dédale, comme celui de la trame du Maître et Marguerite. Les époques et les lieux s’enchevêtrent, et les histoires, par l’ubiquité et l’omniscience du diable, finissent toutes par être liées. Ce diable qui se présente sous les traits de Woland. Soutane, lunettes et béret noirs, dents en platine et or, accent allemand ; il serait professeur et spécialiste en magie noire.


Premier récit : Union soviétique, années 30. Il s’immisce dans la conversation de Mikhaïl Berlioz, éditeur d’une revue littéraire, et du poète Ivan Bezdommy. Tous deux nient l’existence de Jésus Christ, Woland sait qu’il en est autrement, puisque le diable sait tout. Il sait même que Berlioz finira décapité par un tram ce soir-là. Deuxième histoire : Ivan, à force de raconter que Woland est un espion, un assassin, ayant déjeuné avec Kant et connu Ponce Pilate, échoue à l’asile psychiatrique. Là, il rencontre le Maître, qui n’est autre que l’auteur d’un manuscrit relatant les derniers jours de Jésus Christ. Troisième récit : celui de la relation de compassion qui s’établit entre Jésus et Ponce Pilate. Et quatrième récit : le Maître et Marguerite. Leur rencontre, leur amour, l’admiration de Marguerite pour les mots du Maître, l’échec de son manuscrit auprès des critiques de l’Etat totalitaire (comme l’a connu Boulgakov), leur acte manqué et la descente aux enfers de Marguerite.

Cela paraît dense, étourdissant. Ça l’est. Mais tout s’imbrique à merveille grâce à une mise en scène astucieuse et rythmée (notamment par Chostakovitch et les Rolling Stones), à la pointe de la technologie et laissant pourtant une grande place à l’imaginaire. Ainsi, si les projections font apparaître un Palais des Papes en plein éboulement ou une sensation de chute provoquée par un décor fuyant alors que le corps de Marguerite reste statique, une fenêtre peut simplement être représentée par un bâton. Et un tram par une cabine accolée à un rectangle de lumière. La Cour d’Honneur est comme habillée des couleurs qui lui siéent le mieux ; entre scénographie presque cinématographique et peinture de Magritte. On peut regretter quelques sentiments de longueur, peut-être inhérents aux conditions de visionnage. Le surtitrage trop petit, le mistral glacial en fin de soirée… Mais il faut reconnaître que ce chaos rendait la fantaisie, les fissures, le tragique d’autant plus réalistes.

LE MAÎTRE ET MARGUERITE (DE MIKHAÏL BOULGAKOV, MISE EN SCENE DE SIMON McBURNEY), 
théâtre du 7 au 16 juillet, dans la Cour d'Honneur du Palais des Papes, à l'occasion du Festival d'Avignon

Texte Stéphanie Linsingh / Photo Gerard Julien (AFP) 

Critique rédigée dans le cadre de la formation à la critique théâtrale mise sur pied par l’Université de Liège et le Théâtre de la Place. Retrouvez ce papier et celui des autres jeunes critiques sur le blog théâtre du Soir, tenu par le journaliste Jean-Marie Wynants : http://blog.lesoir.be/entractes/