jeudi 17 novembre 2011

Batmen


Le hasard fait bien les choses. En cette fin d’année, l’opérette La Chauve-Souris, adaptation du vaudeville Le Réveillon, sort de l’ombre, et plutôt deux fois qu’une ! L’occasion de s’entretenir tour à tour avec les metteurs en scène, contagieusement passionnés : Philipp Himmelmann pour l’Opéra national de Lorraine d’une part et Waut Koeken pour l’Opéra national du Rhin d’autre part.

Après L’Enlèvement au Sérail, on vous retrouve à nouveau à l’Opéra national du Rhin pour Die Fledermaus. Avez-vous une affection particulière pour la musique de Johann Strauss Fils ?
Waut Koeken (metteur en scène pour l’Opéra national du Rhin) : Oui et cette affection, cet amour même, a grandi en travaillant sur Die Fledermaus. Le génie de la pièce m’a vraiment touché. Strauss a écrit beaucoup d’opérettes, toutes assez chouettes, mais ce ne sont pas de grandes pièces de théâtre. Strauss lui-même a toujours dit qu’il n’était pas vraiment un homme de théâtre, mais plutôt un poète, un compositeur de musiques poétiques pour la danse. Selon moi, la plus grande réussite de Strauss dans Die Fledermaus est d’avoir fait de la valse la clé de sa dramaturgie.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous consacrer à cette opérette ?
Philipp Himmelmann (metteur en scène pour l’Opéra national de Lorraine) : L’ironie de la musique m’a beaucoup plu, mais c’est surtout le sujet de cette opérette qui m’a intéressé : Die Fledermaus reflète le contexte de crise économique de la fin du 19e siècle que l’on peut comparer à la situation que l’on connaît aujourd’hui. Nous tentons d’oublier les difficultés de la vie quotidienne liées à la crise économique ; il en est de même pour les personnages de Die Fledermaus. Ils essaient d’échapper à la réalité et tentent de s’amuser éternellement. Ainsi, ils vont de bal en bal pour oublier. Il y a une phrase qui m’a interpellée dans le texte et qui peut se traduire par « heureux est celui qui arrive à oublier ». Je trouve cela très actuel.

La Chauve-Souris à l'Opéra national de Lorraine (© Armin Bardel) 

Vu son caractère intemporel, avez-vous décidé d’ancrer l’histoire de nos jours ou avez-vous conservé le contexte authentique ?
W.K. : J’ai respecté le contexte authentique, sans pour autant être illustratif. Le scénographe, la costumière et moi avons décidé de ne pas transposer l’action en 2011, mais d’utiliser le contexte historique pour montrer qu’il y a quelque chose de beaucoup plus universel dans l’histoire et surtout à travers la musique.
P.H. : De nos jours, au Bal de l’Opéra de Vienne, on retrouve encore plus ou moins les mêmes costumes qu’à l’époque : les hommes portent une queue de pie et les dames de belles robes de bal. Presque rien n’a changé, mêmes les décorations sont assez similaires. Dès lors, dans l’opéra, on verra des costumes d’aujourd’hui comme au Bal de l’Opéra de Vienne, ce qui rend la pièce intemporelle et permet de se concentrer sur le thème essentiel de l’œuvre : comment désire-t-on mener sa vie ? Souhaite-t-on s’amuser éternellement, perdre le contact avec le réel et glisser jusqu’à l’enfer ? Ou est-on prêt à se confronter à la réalité ?

Les interprétations de l’identité de la chauve-souris varient selon les personnes. Le chorégraphe Roland Petit, dans son adaptation de l’œuvre en ballet, voit en elle le mari volage, d’autres y voient le Dr. Falke tirant les ficelles de sa vengeance. Qu’en est-il pour vous ?
P.H. : La chauve-souris vient du déguisement du Dr. Falke, humilié par Eisenstein et animé par la vengeance. C’est donc le symbole de la revanche, qui demande beaucoup d’énergie et au final, nous laisse vides et insatisfaits.
W.K. : Selon moi, il s’agit d’un symbole pour la folie, mais aussi pour l’échappatoire, le désir de chacun de fuir dans une sorte d’ivresse et de jeu de rôle où l’on peut assumer son identité.

Die Fledermaus à l'Opéra national du Rhin (© Jutta Missbach) 

Quels sont les thèmes que vous avez souhaité mettre en avant ? S’agit-il de la vengeance, des mœurs légères, de l’aspiration à la richesse ou à l’oubli ?
W.K. : Les deux grands thèmes de l’opérette sont, pour moi, le désir des personnages d’oublier la banalité de la vie quotidienne et le jeu de rôle que nous jouons tous dans la vie. Ces deux aspects sont mélangés chez Strauss d’une façon extrêmement touchante et intelligente. J’ai trouvé la clé de la production un jour où j’étais à Vienne. Dans la cour du Musée du Théâtre, il y a un mur sur lequel il est écrit une citation du comédien Riszard Cieslak qui dit : « nous jouons tous tant de rôles dans la vie qu’il suffirait d’arrêter de jouer pour faire un théâtre extraordinaire ».
P.H. : Il s’agit de chacun de ces aspects. Cette pièce parle surtout de la tendance à chercher le bonheur dans l’oubli, de la vengeance, mais aussi de l’amour et du besoin de flirter, de séduire, au détriment de l’amour profond. Pour moi, le couple Eisenstein-Rosalinde est désespérant car ils pourraient tous les deux être capables de vivre un bel amour, mais ils n’y arrivent pas à cause de leur instinct et de la situation dans laquelle ils évoluent au sein de cette fête éternelle qui, malgré son apparence heureuse, se révèle être l’enfer, comme le décrivait Sartre dans Huit clos. Ils sont tellement distraits qu’ils ne peuvent pas se concentrer sur la personne aimée.

Ces thèmes dictent donc l’atmosphère de votre mise en scène ?
P.H. : Oui, il y a l’atmosphère éternelle de la fête, du bal, et surtout des instants après minuit, lorsque les gens ne se contrôlent plus totalement. On y retrouve l’ambiance du Bal de l’Opéra de Vienne, mais aussi celle de l’enfer. Pour cet enfer, le diable et le feu ne sont pas nécessaires, il suffit juste des autres.

 Die Fledermaus à l'Opéra national du Rhin (© Jutta Missbach)

Quel était votre souci principal pour la mise en scène ?
W.K. : J’espère surtout avoir trouvé une certaine poésie car il y a plein de moments, notamment à la fin du deuxième acte, où il n’y a presque pas d’action théâtrale, mais seulement une pure poésie musicale qui tient l’action. Pour cela, on a essayé de créer une scénographie qui n’est pas trop réaliste, qui évoque plutôt que montre, où le sentiment d’être ivre de champagne, de musique et de danse domine. 


Die FLEDERMAUS (La Chauve-souris),

opéra les 10, 12, 17, 19, 26, 27 décembre à Strasbourg, les 18, 20, 23, 27, 29, 31 décembre à Nancy, les 4, 6, 8 janvier à Mulhouse et le 20 janvier à Colmar

Texte Stéphanie Linsingh / Photos Armin Bardel et Jutta Missbach
A lire dans le magazine NOVO n°17

Transie d’espoir


La petite mendiante d’Andersen craquera ses dernières allumettes à l’Arsenal, dans un crépitement de poésie. Loin de l’accablement ou de tout théâtre moral, la compagnie théâtrale L’Escabelle rend hommage au pouvoir de l’onirisme enfantin.


La petite marchande d’allumettes de ce siècle ne subit plus son destin, elle provoque l’imaginaire et tire la langue à la froideur et à l’avidité de notre monde. Elle brûle ses précieuses allumettes, son gagne-pain, afin d’assouvir un besoin tout aussi vital que celui de manger, boire ou avoir chaud : celui de rêver. Heidi Brouzeng, la conceptrice et interprète d’Une vendeuse d’allumettes nous confie que le conte d’Andersen l’a beaucoup touchée et fait écho à une histoire qu’on lui a rapportée : « On raconte que durant la seconde guerre mondiale, une famille juive se cachait et était très rationnée en nourriture. Cependant, tous les jours, le père prenait de la mie de pain pour en faire des marionnettes et inventer des histoires à ses enfants. J’y retrouve ce besoin très impérieux, évoqué dans le conte, de rêver, de s’extraire de la misère et de se projeter dans un monde plus beau ». Pour la compagnie théâtrale L’Escabelle, la vendeuse d’allumettes a les cheveux bleus et de grands yeux. Un clin d’œil aux mangas histoire de permettre aux enfants de s’identifier à elle de manière positive : elle est une héroïne et malgré le drame qu’elle vit, elle est pleine de vitalité et a une grande soif d’amusement. « Puis, en l’absence de texte, il fallait que la narration passe par d’autres médias », explique Heidi Brouzeng, « d’où ce référent manga, les allégories, l’atmosphère lumineuse et sonore, la chorégraphie qui accentue le dessin corporel déjà exagéré, grandi comme dans un théâtre masqué. » Tout est mis en œuvre pour rendre le personnage onirique. D’ailleurs, sur le masque que porte l’interprète, le trait le plus accentué n’est autre que le regard.


une vendeuse d’allumettes,
théâtre le 26 novembre à l’Arsenal, à Metz

Texte Stéphanie Linsingh / Photos Arnaud Hussenot Desenonges
A lire dans le magazine NOVO n°17

dimanche 25 septembre 2011

Au diable l’âme


Stravinsky, compositeur pluriel, ouvre la programmation 2011/2012 de l’Opéra national de Lorraine, avec The Rake’s Progress, Les Noces et Le Sacre du Printemps. Le cycle s’amorce avec la fresque d’un libertin en perdition.

Des ballets aux musiques religieuses, des compositions pour orchestre aux opéras, la carrière d’Igor Stravinsky est faite de mutations stylistiques. Entre une messe et une cantate, à la croisée de la période néo-classique du compositeur russe et de sa période sérielle, un ovni : The Rake’s Progress, truffé de références aux Don Giovanni et Così fan tutte de Mozart. Cet opéra en trois actes de 1951, dans lequel s’entremêlent adroitement drame et éléments comiques, donne vie à une série de huit gravures évocatrices de l’artiste anglais William Hogarth et dépeint avec mordant les tribulations d’un garçon crédule appâté par le gain, le plaisir, la reconnaissance et la liberté. Tom Rakewell (ténor), « le bien débauché », doit épouser Anne Trulove (soprano), « véritable amour ». Mais il refuse l’offre d’emploi que le père de la jeune fille (basse) lui propose et préfère partir sans elle à Londres, sur les conseils d’un certain Nick Shadow (baryton), incarnation du diable, afin d’hériter de la fortune immense d’un oncle inconnu. Nick pousse Tom au libertinage et l’encourage à fréquenter le bordel de Mother Goose (alto), avant de le convaincre d’épouser une femme à barbe. Il exploite ensuite la naïveté du garçon et l’incite à dépenser jusqu’à son dernier penny dans une machine qui transformerait miraculeusement les pierres en pain. Se voyant déjà bienfaiteur de l’humanité, Tom se ruine et c’est alors que Nick lui propose une chance de rachat : une annulation de dette contre son âme jouée aux cartes. 


The RAKE’S PROGRESS
opéra les 29 et 30 septembre et les 2, 4 et 6 octobre à l’Opéra national de Lorraine, à Nancy

Texte Stéphanie Linsingh / Photo Jef Rabillon
A lire dans le magazine NOVO n°16

jeudi 7 juillet 2011

Cousc'house

Des loups-garous jetant des bananes sur le responsable d'un supermarché sur Omar K, une bande de malfrats équipés de mitraillettes et obus colorés dans le désert sur le rythme de Let Them Dance... Entre pop, électronique, dub et sons arabisants à la manière du label Sublime Frequencies qu'ils vénèrent, il y a tout un monde plus ou moins coloré que Danny et Tiffany, mari et femme, s’efforcent de lier. Deux EP’s vivifiants The Basta et Kabukimono et la surprise de les retrouver sur le label Kompakt avec l’album Boys and Diamonds, plus dark et house. Pendant que Tiffany, qui nous rejoindra plus tard, se lave les cheveux, Danny nous explique l’univers décalé de Rainbow Arabia et aussi, leur changement récent. (Article de Cécile Becker à retrouver dans le NOVO n°15.)




Texte Cécile Becker / Photo Stéphanie Linsingh
A lire dans le magazine NOVO n°15

mercredi 6 juillet 2011

Réflexion(s)

Daniel Buren vient souffler la 1ère bougie du Centre Pompidou-Metz. Pour l'occasion, il nous offre deux installations qui viennent repenser l'espace muséal et l'expérience du spectateur. Les rayures se font plus discrètes pour une architecture, bien présente... (Article d'Amandine Sacquin à retrouver dans le NOVO n°15.)



DANIEL BUREN : ECHOS, TRAVAUX IN SITU
exposition jusqu'au 9 septembre au centre Pompidou-Metz, Galerie 3


Texte Amandine Sacquin / Photo Stéphanie Linsingh
A lire dans le magazine NOVO n°15

vendredi 20 mai 2011

Audio Selecta


RADIOHEAD
The King Of Limbs – Ticker Tape Ltd.

Le génie malicieux de Radiohead s’est à nouveau manifesté fin février avec la sortie d’un album surprise. The King of Limbs déploie en 37 minutes huit chansons qui font la synthèse de tout ce qu’on a aimé chez les prodiges d’Oxford. À l’influence jazz du premier morceau, s’ajoute le souvenir des compositions de Thom Yorke en solo, complexes et imbriquées, entêtantes. Feral, comme une rupture après les guitares acoustiques de Little By Little, rappelle le diptyque Kid A/Amnesiac et amorce le premier single : Lotus Flower. S’en suivent les derniers titres, aux mélodies plus célestes et à l’obscure clarté. L’ensemble en fait un disque rythmé, hypnotique et étrangement gracieux, à l’image du chêne millénaire auquel le titre fait référence. (S.L.)



Texte Stéphanie Linsingh
A lire dans le magazine NOVO n°14

jeudi 19 mai 2011

Tran Anh Hung : le langage spécifique du cinéma




Récent coup de cœur : Norwegian Wood (La Ballade de l’Impossible) de Tran Anh Hung. Le 26 avril, à l’Hôtel Hannong, à Strasbourg, nous avons pu rencontrer le réalisateur. Au cœur de l’échange, la mélancolie, le langage cinématographique et une collaboration soutenue avec Jonny Greenwood, le guitariste de Radiohead.
mots&sons_Laballadedel'Impossible_TranAnhHung_3Vous avez adapté le roman de Haruki Murakami, Norwegian Wood (La Ballade de l’impossible). À la lecture, vous avez dit y avoir vu une forme cinématographique pleine de promesses sur la base d’un matériau spécifique.
Je crois que ce qui est important, c’est le sentiment d’intimité créé entre le livre et le lecteur. Avoir ce degré-là d’intimité avec un livre, c’est quelque chose qui ne m’était jamais arrivé avant. C’est comme si en quelque sorte, le livre me reconnaissait. Il y a certains livres qui sont tellement toxiques que vous avez cette sensation qu’il font remonter le poison contenu en vous, et ça jusqu’à l’étouffement. C’est probablement lié à sa façon d’écrire. Il a un mécanisme que je n’arrive pas vraiment à décrire, il n’aime pas les phrases brillantes ni la virtuosité ; il déplie patiemment les recoins de l’âme et on se demande jusqu’où il va aller. C’est quelque chose qui nous pénètre et éveille la noirceur qui est en vous. Ça, c’est vraiment merveilleux.
Vous vous imposez une forme de distance par rapport au récit même si de temps en temps la position du narrateur à la première personne apparaît. Pour le lecteur, la réaction n’est pas la même que pour le spectateur du film. Était-ce un parti pris dès le départ ?
Il y a plusieurs réponses à ça. D’abord, il y a l’idée d’une structure naturelle que donne le livre, c’est la construction en flash back. En faisant cela, le passé influe sur le présent. Or, dans le livre, il n’y a rien dans le présent, juste une voix. Il aurait fallu que j’invente des actions dans le présent, ce qui est absurde dans la mesure où le livre est déjà bien trop riche pour faire deux heures de film. Et cette construction-là, je ne l’aime pas, elle donne un rythme que le spectateur connaît trop bien. D’autre part, je voulais aussi montrer ce drame dans la fraîcheur de l’instant et de la blessure. Je voulais éviter avec ces allers-retours de donner plus un sentiment de nostalgie que de mélancolie. La nostalgie c’est en quelque sorte un bon souvenir du passé tandis que la mélancolie c’est la conscience soudaine qu’on a définitivement perdu quelque chose qu’on aurait dû vivre, et que cette occasion-là est manquée pour toujours. La mélancolie est beaucoup plus précieuse à mon goût. De là découle un sentiment extrêmement poignant de l’existence. C’est quelque chose de merveilleux dans le livre que je ne pourrais pas obtenir en faisant ce travail de flash back.
mots&sons_Laballadedel'Impossible_TranAnhHung_1mots&sons_Laballadedel'Impossible_TranAnhHung_2La langueur, la mélancolie naissent de ce jeu sur le temps, ralenti, parfois accéléré… Cette question du rythme semble essentielle dans votre approche. Les saisons sont marquées, on est dans des instants qui durent presque indéfiniment. Était-ce une volonté de faire durer ces instants ?
Oui, parce qu’il y a une forme de suspension dans le livre. C’est lié au fait que Watanabe découvre son premier amour et vit un moment exceptionnel avec Naoko. On s’imagine l’intensité des sentiments qui disparaissent immédiatement. Quelque part, sa vie est mise en suspens, il n’arrive pas à comprendre et le rythme de sa respiration a changé depuis qu’elle a disparu. Il fallait retranscrire à l’écran de manière purement physique, à la fois les impacts physiques et psychologiques. Je préfère perdre un peu le spectateur mais que celui-ci ressente mes films émotionnellement et physiquement, et pas seulement intellectuellement. Et ça n’est possible que parce qu’on travaille le matériau spécifique de cet art. Par exemple, à la fin du film, lorsque Watanabe fait l’amour avec Reiko, il lui rend sa sexualité et lui permet de recommencer une nouvelle vie. Après cette séquence d’amour, qui exprime un sentiment de réconciliation, on voit Watanabe debout dans un arbre, Naoko au pied de l’arbre et Reiko accroupie au bord de l’eau. En voyant cette séquence-là, on ressent une forme d’amitié supérieure qui naît entre les personnages : ils se réconcilient à la vie. Et ce sentiment-là, quelles que soient vos origines et votre sensibilité, même sans comprendre, vous le ressentirez à coup sûr. C’est dans ce sens que je parle de langage cinématographique. Mener une dissertation sur un thème, une histoire c’est facile, mais seul le travail spécifique sur le langage de l’art, sur l’expression, peut provoquer des choses aussi fortes et mystérieuses.
Ce qui peut surprendre, c’est la trivialité de certaines situations. Sans être forcément choqué, il y a quelque chose d’inédit au cinéma dans le propos très direct, notamment des personnages féminins, très volontaires, en ce qui concerne leurs intentions sexuelles.
Il faut que je sois fidèle à cette idée-là puisqu’elle émane du livre, elle est relative à l’histoire. Une adaptation se doit d’y ressembler, c’est comme faire un portrait, s’il ne ressemble pas à la personne, on est mal !
Vous avez travaillé avec Jonny Greenwood de Radiohead qui a livré une bande-son magistrale, notamment pour la scène de deuil.
Un moment absolument magnifique ! Moi je m’entête à dire que cette scène ne pourrait pas exister sans cette musique.
Comment la rencontre s’est-elle faite ?
Avec Jonny ? L’histoire est amusante ! J’ai vu évidemment 
There will be blood, et écouté la musique qu’il avait composée pour le film ; c’était quelque chose de nouveau à mes oreilles, il fallait que je travaille avec lui. Dans ce film, l’enjeu était de transmettre la beauté d’une forme de noirceur et seul Greenwood, pouvait le faire. Je n’utilise pas la musique pour créer une émotion, mais pour  renforcer celle-ci. Profitant d’un concert qu’il donnait à Tokyo, je l’ai rencontré et il a accepté de faire la musique pour le film. Quelques mois plus tard, il m’envoie un mot et il me dit que Thom Yorke voudrait retourner en studio pour enregistrer avec Radiohead. Il devait évidemment retourner à ce qu’il était initialement, c’est-à-dire un membre d’un groupe. Dépité mais tenace, j’ai commencé à tourner le film et au moment du montage, j’ai essayé la musique de There will be blood. J’ai alors repris contact avec lui en lui disant qu’il fallait absolument qu’il fasse la musique de mon film. Là, il me répond : « T’es complètement fou, qu’est-ce que cette musique d’Irlandais à avoir avec ton film japonais ? » Après lui avoir envoyé le film, il me propose un sextette de corde et me promet qu’il prendra le temps d’enregistrer quelque chose. J’ai immédiatement accepté. Mais après plusieurs essais, il me dit : « Oh non, là il faut carrément l’orchestre ! »
Parlez-nous de votre collaboration…
Le travail avec lui était d’une très grande simplicité. Techniquement, il m’a envoyé des extraits de sons qu’il avait enregistrés pour qu’on se mette d’accord sur la couleur sonore, la texture. Ensuite, il composait de son côté. Je ne voulais rien savoir, et découvrir la musique une fois qu’elle était enregistrée. Puis j’ai cherché à associer les images à la musique. Lors de la scène du deuil au bord de la mer, sa musique est absolument étonnante. Il faut être tellement humble pour accepter l’idée que les vagues viennent bouffer sa propre musique.
Dans cette bande-son, vous accordez une place particulière, à côté des Beatles et des Doors, au groupe allemand Can. Quelles sont les raisons de ce choix ?
C’est Greenwood ! Dans le livre, il y a beaucoup de références à la musique, mais elles n’ont pas le degré émotionnel de cette histoire. La seule musique qui transmettait cette émotion c’était celle  des Doors. Initialement, j’avais cinq ou six morceaux du groupe, puis Greenwood arrive et me propose d’aller voir du côté de Can, que je ne connaissais pas. En écoutant bien, c’était le son de ces années-là, mais en beaucoup plus moderne et en bien moins connu, ce qui a apporté plus d’authenticité à ce qui se passe entre les personnages. Je pense qu’en utilisant une musique trop connue, certains risquent de tomber dans la nostalgie.

Texte Emmanuel Abela / Photo Stéphanie Linsingh / Propos recueillis avec Stéphanie Linsingh et Gabrielle Awad, à l’occasion de l’avant-première du film Norwegian Wood (La Ballade de l’Impossible) au cinéma Star, à Strasbourg.

mercredi 18 mai 2011

L’Orient de l’âme


À l’évocation de Mozart, le visage de Waut Koeken s’illumine. Au détour des couloirs de l’OnR, le jeune metteur en scène de L’Enlèvement au Sérail partage son enthousiasme pour l’œuvre du compositeur autrichien. Un émerveillement immuable et contagieux qui culmine au moment de la présentation en avant-première de la scène.


Votre première production était La Flûte Enchantée de Mozart. Est-ce votre intérêt pour le compositeur qui vous a mené à la mise en scène de L’Enlèvement au Sérail ?
J’ai un amour immense pour Mozart, bien qu’au départ, lorsque je suis tombé en amour pour l’opéra, c’était plutôt Verdi et les romantiques qui m’intéressaient. Je ne connaissais pas très bien Mozart et je crois qu’à l’époque je ne le comprenais pas… Mais je me suis rendu compte plus tard que c’est du théâtre en musique, c’est un autre univers. J’adore Die Entführung aus dem Serail, mais je n’aurais pas choisi cet opéra moi-même. J’avais un peu peur parce que Mozart est très compliqué. Je doutais et me demandais si j’étais prêt pour cela. C’est Marc Clémeur, le directeur général de l’Opéra national du Rhin, qui m’a convaincu de le faire et j’en suis très heureux. Cela nous a permis de vraiment étudier cette partition.

Qu’est-ce qui rend Mozart si particulier, à vos yeux ?
Il y a quelque chose d’universel dans l’œuvre de Mozart… Par exemple, le texte utilisé pour le livret de L’Enlèvement au Sérail a été utilisé par d’autres compositeurs à l’époque, quatre ou cinq fois, et mis en musique. On ne connaît plus ni ces compositeurs, ni ces œuvres, parce que l’histoire est assez conventionnelle pour l’époque, mais Mozart l’a traité d’une manière inventive, à la fois extrêmement directe et sincère, sans artifice… Puis, il y a une profondeur qui transcende les paroles d’une manière incroyable. À chaque répétition, je peux découvrir de nouvelles choses que je n’avais jamais entendues auparavant. C’est fabuleux.

Dans L’Enlèvement, on retrouve les thèmes intemporels et universels que sont l’amour, la mort, la clémence et la fidélité.
Oui, en réalité, l’intrigue se déroule à n’importe quelle époque et partout. On a beaucoup réfléchi à une clef d’interprétation pour traiter l’Orient. Selon moi, le choc des civilisations ou la situation politique en Turquie n’était pas les thèmes principaux de cette œuvre. J’ai vraiment ressenti que, pour Mozart, cet Orient n’était presque qu’un prétexte pour pouvoir raconter sa propre histoire. Il ne met pas l’accent sur ce qu’il se passe, il se concentre sur les émotions et tente de pénétrer l’esprit des personnages. C’est presque comme si l’action était reléguée au second plan. Au XVIIIe siècle, il existait une réelle fascination, sinon une obsession, pour l’Orient. Ce thème était extrêmement populaire dans tous les arts, mais à l’époque, c’était un monde imaginaire. Les Occidentaux ne connaissaient pas directement ce monde. Il s’agissait donc toujours d’un endroit imaginaire de sensualité, de chaleur et d’étrangeté, qui permettait aux artistes de raconter une histoire et de créer une sorte de miroir de notre société.

D’où les miroirs dans la mise en scène !
Exactement, mais j’espère que c’est assez subtil, on n’a pas voulu que cela soit le thème principal de l’esthétique. Ils nous permettent de traiter l’Orient comme une métaphore poétique, ils représentent le miroir de notre monde occidental, mais aussi la dualité des personnages. Il y a plusieurs instants où les amants sont face à face, et où ils se demandent d’une part s’ils sont des étrangers pour eux-mêmes, et d’autre part si l’autre est un étranger. Ce thème de l’étranger se retrouve partout dans cet ouvrage et il ne s’agit pas seulement d’un contraste entre l’Orient et l’Occident. On essaie de montrer des amants qui sont désorientés, qui errent dans une sorte de labyrinthe intérieur, un labyrinthe de l’âme.

Du coup, comment réussissez-vous à suggérer l’Orient, que vous aviez déjà présenté dans Aladin la saison passée, sans tomber dans la caricature ?
C’était notre challenge. Nous ne trouvions pas intéressant de présenter l’Orient comme une sorte de conte de fée naïf ou de faire une sorte d’analyse en termes politiques et culturels de la confrontation entre Occident et Orient. Je n’ai pas trouvé assez de motivation dans les textes ou dans la musique… Cette musique turque de Mozart était d’ailleurs inspirée par Gluck, et non par les vrais musiciens turcs. On a parfois l’impression que ce sont des citations. On trouve la musique turque dans l’ouverture et dans quelques scènes avec Osmin, mais pour le reste, il s’agit bien de Mozart. Ce qu’il fait et qui le rend révolutionnaire, c’est qu’il crée une réelle dramaturgie musicale intérieure. C’est presque un théâtre interne. On a donc essayé de trouver un concept qui présente l’Orient comme une sorte de fantasme. Le décor a un point de départ assez concret : on part de l’intimité d’une chambre, qui va par la suite se diluer dans la fantaisie. Il y a quelque chose de menaçant là-dedans. À partir de ce point de départ, le décor va, en utilisant les mêmes éléments, devenir de plus en plus poétique, afin de laisser respirer la musique et de permettre au public de vraiment se concentrer, non sur un contexte pseudo arabe, mais sur les émotions. Il s’agit surtout des émotions de Konstanze, qui vit une vraie bataille intérieure, quand elle découvre qu’elle est en réalité amoureuse de deux hommes en même temps – pour l’époque, je pense que c’était assez révolutionnaire de montrer quelque chose comme cela et d’en faire une analyse profonde, comme l’a fait Mozart. On a essayé de créer un Orient avec des éléments occidentaux du XVIIIe siècle, tel un monde où on ne distinguerait plus rêve et réalité.

Die Entführung aus dem Serail (L’Enlèvement au Sérail) 
opéra les 11, 13, 15, 17, 19 et 21 mai, à l’Opéra national du Rhin, à Strasbourg 
et les 29, 31 mai et 2 juin, à La Sinne, à Mulhouse

Texte & photo Stéphanie Linsingh
A lire dans le magazine NOVO n°14

La frontière d’un ailleurs

En ce printemps 2011, Clément Cogitore est incontournable : décoré par le ministre de la culture du Grand Prix du salon d’art contemporain de Montrouge, il voit l’un de ses courts métrages sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes. À l’occasion de la sortie de son premier DVD monographique chez Écart Production, nous échangeons cinéma avec cet artiste pluriel.


Dans tes films, on traverse des espaces aussi bien géographiques, physiques que mentaux. La notion de passage est-elle contenue dans le dispositif filmique lui-même, notamment au niveau du montage ?
Je crois que ça fait partie d’un langage assez spontané. Rétrospectivement, tu te rends compte de la manière dont tu as abordé la chose. Mais pour moi la scène de la rave party dans Parmi nous est symptomatique de ce que j’essaie de raconter : plus que l’espace lui même c’est le passage d’un espace à un autre qui importe. Spécifiquement, c’est en tournant cette scène que je me suis rendu compte que ce n’était pas la scène elle-même qui m’intéressait, mais plutôt comment on y arrivait et comment on en sortait. Les clandestins dans le film circulent sur une trajectoire qui, tout d’un coup, est perturbée parce que d’autres personnes l’empruntent elles aussi. En général, quand on parle de la situation des clandestins en Occident, on parle de flux, de flux migratoire. Là, le flux, ce n’est plus eux. Ils sont pris dans un autre flux qui est celui des “raveurs” ou des voyageurs. Du coup j’inverse les signes : je passe de la caméra à l’épaule à un dispositif plus statique, c’est-à-dire que je place Amin, le personnage principal, au milieu d’une foule qui le porte.

Avant d’accéder à la danse, il y a l’instant d’acquisition de ce nouvel espace indéterminé, nouveau et tout à fait inconnu. Contrairement à cela et ce que l’on a pu voir dans d’autres films te concernant, non seulement tu interroges la limite mais tu entraînes ton spectateur dans l’interrogation de cette limite.
Oui, complètement. En fait la question de la frontière dans le film n’est pas, en termes de récit ou d’enjeu dramatique classique, la frontière politique telle qu’on l’entend généralement. Au début, on s’attend à ce que le film raconte cette frontière-là mais il est très vite question d’autres frontières, qui souvent prennent la forme de micro frontières. Dans cette scène, Amin, le jeune clandestin, se rend compte qu’il a franchi une frontière mais à l’intérieur d’un même espace : cet espace qui lui était familier est soudain investi par d’autres gens. Ça n’est plus son espace, mais le leur ; il était seul, mais ne l’est plus. Les humanités se mêlent.

Ce qui est surprenant c’est qu’à une époque on s’attachait au réel, et toi, tu éprouves ce réel-là avec une approche qui accorde son importance au surnaturel. On tend à une forme de métaphysique. Le réel te sert de base vers un ailleurs…
Oui, pour reprendre l’exemple de cette scène, ce qui m’intéresse dans la manière d’appréhender le réel ce sont les formes rituelles qui transforment, voire transfigurent, ce réel. La musique par exemple, dans le cadre d’une rave party, fait partie de ces rituels. On rassemble des gens autour des enceintes dans un dispositif presque liturgique. Il y a une dimension collective, mais l’expérience reste solitaire. Dans le scénario, j’avais écrit que le personnage principal arrivait au milieu de gens « seuls ensemble ». Il me semble intéressant de chercher ce que la religion apportait autrefois pour un groupe ou une communauté, ce qui n’est aujourd’hui plus donné ou plus accepté, et de le trouver sous une autre forme. Ça me permet de maintenir un rapport à la célébration, au sacré ou à l’invisible. Le personnage lui, a cru vivre quelque chose de l’ordre du collectif, et finalement non. Le réveil est un peu triste, il ne sait s’il a vécu la situation ou s’il l’a simplement rêvée, et du coup se retrouve dans une forme de désenchantement, un sentiment que je prolonge jusqu’à la scène dans l’espace intérieur de la maison, dont on ne sait si elle fantasmée ou réelle, ou celle de la sortie aux flambeaux autour de ce corps qui revient. À la vision presque onirique j’oppose un retour brutal au réel et c’est justement ce qui m’intéresse : faire cohabiter des scènes qui, à partir d’éléments documentaires, basculent vers l’épopée ou le lyrisme, et nous conduisent à l’acceptation de l’inconnu ou de l’incompris, à la limite d’une frontière située là, et pas ailleurs.

Parmi nous – Clément Cogitore

Il y a des retours entre le réel et l’ailleurs, mais aussi des retours, visuellement j’entends, entre le présent et le passé. Le travail sur la lumière que tu mènes depuis quelques films avec Sylvain Verdet, ton chef opérateur, nous renvoie étonnamment au baroque.
Avec Sylvain on se connaît bien ; il y a un désir partagé d’images très plastiques, très carrées où la lumière joue un rôle assez fort. Sylvain est un vrai peintre de la lumière. J’aime le rapport entre cadre et figure, avec des cadres tirés au cordeau, assez rigides, dans un dispositif très solide, à l’intérieur duquel la figure, donc le corps, va se battre, résister. La question du hors-champ et la manière de faire surgir la figure dans le cadre, tout cela crée de la tension et j’aime beaucoup jouer là-dessus.

Tu t’attaches également au corps : le buste dans la scène de l’étang est d’une grande plasticité.
Oui, et pour moi il s’agit presque d’un travail de plasticien. Tout d’un coup on se retrouve dans un espace de champ / contre-champ entre un corps et un paysage à moitié hanté. On ne sait pas qui le traverse, mais on suppose quelque chose d’instable.

Le baroque insistait sur l’instantanéité d’un événement magnifié par la lumière. Toi, au contraire, tu joues sur une temporalité qui nous inscrit dans un passé qui dure.
Et en même temps, une des choses qui m’intéresse vraiment dans le baroque est qu’il s’agit d’une esthétique qui accepte que deux choses complètement contradictoires puissent cohabiter dans la même image. C’est une chose sur laquelle j’essaie de travailler aussi. Dans mes films j’essaie de ne jamais être dans une émotion unilatérale, il y a toujours une forme d’ambigüité, on ne sait jamais si on doit se réjouir ou si l’on doit s’effrayer de ce qui est en train de se passer. Les références visuelles au baroque sont finalement plus instinctives que composées. Quand je tourne la scène du retour du corps avec les flambeaux, je recrée une scène de Déposition dans les formes rituelles d’acceptation de la mort ou de la disparition, de la guérison ou du miracle, mais l’on n’est jamais ouvertement dans l’un ou dans l'autre. Je fais appel à ce rapport à l’action, au geste et à la manière de le représenter aussi.

Dans Parmi nous, on est saisi par le monologue de Khalifa Natour…
Oui, Khalifa Natour est un acteur incroyable. Il est bon de rappeler les conditions de sa présence sur le tournage. Pour cette scène, j’avais d’abord pensé à un autre acteur mais qui s’est cassé la jambe quelques jours avant le tournage. Il devenait donc impossible de tourner. Je rentre en catastrophe à Paris, où l’on me fait rencontrer des comédiens qui savent qu’ils sont appelés en remplacement ; j’avais le sentiment d’être dans l’impasse. Mon producteur m’interroge sur un nom et je lui donne celui de Khalifa Natour, un des comédiens principaux de Peter Brook, qui a joué chez Amos Gitaï, travaillé avec Mahmud Darwich... On l’imaginait inabordable, mais comme nous avons réussi à obtenir son contact à Londres nous faisons le pari de l’appeler dans l'urgence pour lui parler du film : ma directrice de production lui propose un tournage débutant dans les quarante-huit heures, en Normandie, de nuit, pour à peu près le tiers de ce qu’il gagne d’habitude. Il nous demande simplement de lui envoyer ses scènes, ce qu’on s’empresse de faire dans la soirée à 22h. On le rappelle à minuit et là, il nous dit qu’il « adore », qu’il veut simplement me rencontrer avant d’accepter. Il n’avait que six jours off avant la première de la nouvelle pièce de Peter Brook au festival de Madrid, ce qui correspondait pile au temps du tournage pour son rôle. Le lendemain, je prends l’Eurostar, dans un état de trac et d’anxiété totale, et me retrouve deux heures plus tard en face de cet homme élégant, généreux et charismatique, à parler pendant six heures de théâtre, de littérature et de cinéma dans un pub près de Waterloo. Le surlendemain, il était là, devant ma caméra… J’ai compris ce jour là à quel point, le désir et la conviction étaient deux énergies qui pouvaient balayer tous les obstacles sur un tournage.

Bielutin - Dans le jardin du temps – Clément Cogitore

Un autre court métrage a été retenu à la Quinzaine des Réalisateurs, Bielutin – Dans le jardin du temps, l’histoire d’un couple russe qui entrepose chez lui des chefs-d’œuvre des grands maîtres de la peinture, Leonard de Vinci, Titien, Rubens...
J’avais entendu parler de cette histoire, mais je ne savais pas s’il s’agissait d’une légende urbaine ou pas, et si ces gens vivaient encore. J’en parle à Cédric Bonin de Seppia, qui me dit que ça valait le coup de faire quelques recherches. En cherchant, je suis tombé sur deux journalistes, la première à Moscou, la seconde à L’Express, qui m’en ont parlé. Elles étaient entrées dans l’appartement, et avaient pu y passer quelques heures. La collection aurait été protégée à l’époque de la Révolution et aurait traversé la Russie du XXe siècle, mais les journalistes ont mis à jour la vraie provenance de ces œuvres : le butin de l’Armée Rouge, après la Seconde Guerre mondiale.

Ça n’est pas ce que le couple raconte dans le film.
Non, justement, c’est un point de départ. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à jouer, entre le documentaire d’investigation et le roman russe. Au bout d’un an de coups de téléphone, d’envois de bouteilles de vin et de chocolat, j’arrive à les convaincre de me laisser entrer. Et là, je me retrouve dans une espèce de tombeau : un endroit qui n’a été aéré, ni lavé depuis près de trente ans, avec tous ces chefs d’œuvre de l’histoire de la peinture présents partout, du sol au plafond. Je me suis retrouvé plongé dans cet univers étrange, entre elle, avec sa drôle de perruque, et lui, qui manifestait une force presque brutale. Je me suis rapidement rendu compte que le projet de film qu’on avait autour de cela était impossible, mais qu’il y avait potentiellement un autre film à faire, plus délirant. En fait, j’ai pu constater qu’ils ne défendaient aucune des deux versions que j’évoquais – ils ne racontaient pas un mensonge pour protéger une histoire, ce qu’ils ont sans doute fait à la fin de la perestroïka, dans les années 90 –, mais qu’ils étaient complètement fous. Le mensonge qu’ils ont échafaudé autour de ces œuvres leur avait coupé tout lien au réel : ils emprisonnent des images, mais se retrouvent eux-mêmes prisonniers dans un monde parallèle. C’est précisément ce qui m’intéresse et ça me permet de débuter une collection autour des hommes et des images.

Tu as un autre projet, au Chili, pour alimenter cette collection.
Oui, le titre provisoire est Gardiens. Le long des grandes routes près de Santiago, des hommes vivent derrière des panneaux publicitaires. Ils sont payés par les multinationales pour protéger ces images publicitaires ; ils doivent empêcher les gens de voler des ampoules ou du métal. Ça nous donne une situation métaphorique de notre rapport à l’image marchande, qui devient un totem. Du coup, on obtient une sorte de diptyque : dans le premier, les hommes emprisonnent des images et dans le second ils sont eux-mêmes prisonniers des images.

Et dans le premier, on se pose la question de la conservation des œuvres dans cet appartement insalubre, alors que dans le second on recrute des hommes pour assurer la protection d’images publicitaires.
Oui, j’aimerais faire en sorte que mes films marchent par contraires : dans l’un tu ne vois pas la lumière du jour, tu n’as aucun rapport à l’extérieur ; dans l’autre, tu te retrouves dans un espace nu, avec un personnage qui a un rapport mystique au paysage. Il passe sa journée à regarder la cordillère des Andes face à lui, et un jour il y voit le visage de Dieu…

Ce qui intrigue dans chaque film, c’est la place que prend le silence. Nul besoin de dialogue, tout se ressent dans le silence.
J’ai un principe très simple : tant que quelque chose peut être communiqué hors de la parole, je ne fais pas appel à la parole. D’où des films principalement portés sur les gestes, les corps, les sensations. J’ai la certitude que le cinéma est un art sculptural, au sens soustractif du terme. De la même manière que tu enlèves toute la matière en trop sur un bloc de marbre pour parvenir à la forme sculpturale, quand tu construit un cadre, avant même de décider ce qui sera dans ce cadre, tu décides de ce qui n’y sera pas. C’est pareil pour le scénario : tu te saisis d'un bloc de temps en sachant à peu près ce qu’il va s’y passer, et tu enlèves tout ce qui te semble dispensable. L’aboutissement de cela étant bien sûr le montage où en examinant ce que tu as tourné, tu évacues tout ce qui est de trop, tout ce qui résiste au récit. Il y a une histoire que j’aime beaucoup : elle se passe pendant la Renaissance dans l’atelier de Donatello dans une rue de Florence. Tous les jours un enfant passe devant la fenêtre où on voit travailler l’artiste. Un jour, il le voit attaquer le bloc de marbre, une forme se dessine et au bout de quelques jours, l’enfant découvre alors le cheval que Donatello a sculpté. Ce jour-là, l’enfant entre dans l’atelier, et va à la rencontre du sculpteur : « Comment savais-tu que là-dedans, il y avait un cheval ? » Le cinéma est exactement cela pour moi : trouver, révéler cette forme vivante cachée à l’intérieur de la matière.

Festivals :

64ème festival international du film de Cannes 2011
Quinzaine des réalisateurs,
Sélection de Bielutin - Dans le jardin du temps
Production : Seppia / ARTE / MDR
Ce film, présenté dans La Lucarne d’Arte en 2012, sera complété d’une deuxième partie sous la forme d’un web documentaire et d’une enquête interactive produit par Seppia et Arte (webdocs.arte.tv)

Festival Indielisboa – 8ème Independent international film festival of Lisbon
Sélection de Visités en programme spécial

Programmation du travail vidéo à Madrid au Musée Reina Sofia, Musée national d’art moderne et contemporain, du 23 au 29 mai dans le cadre des Rencontres internationales Paris Berlin Madrid - Art contemporain et nouveau cinéma.

Projection avant-première :

Parmi Nous, le 7 juin 2011 au Gaumont Opéra, à Paris
Prod : Kazak Productions - France 2

Expositions :

56ème Salon de Montrouge, jusqu’au 1er Juin 2011
Panorama de la jeune création contemporaine
Commissariat : Stéphane Corréard

Texte Emmanuel Abela / Photo Stéphanie Linsingh / Interview menée avec Amandine Sacquin & Stéphanie Linsingh
A lire dans le magazine NOVO n°14