mercredi 18 mai 2011

La frontière d’un ailleurs

En ce printemps 2011, Clément Cogitore est incontournable : décoré par le ministre de la culture du Grand Prix du salon d’art contemporain de Montrouge, il voit l’un de ses courts métrages sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes. À l’occasion de la sortie de son premier DVD monographique chez Écart Production, nous échangeons cinéma avec cet artiste pluriel.


Dans tes films, on traverse des espaces aussi bien géographiques, physiques que mentaux. La notion de passage est-elle contenue dans le dispositif filmique lui-même, notamment au niveau du montage ?
Je crois que ça fait partie d’un langage assez spontané. Rétrospectivement, tu te rends compte de la manière dont tu as abordé la chose. Mais pour moi la scène de la rave party dans Parmi nous est symptomatique de ce que j’essaie de raconter : plus que l’espace lui même c’est le passage d’un espace à un autre qui importe. Spécifiquement, c’est en tournant cette scène que je me suis rendu compte que ce n’était pas la scène elle-même qui m’intéressait, mais plutôt comment on y arrivait et comment on en sortait. Les clandestins dans le film circulent sur une trajectoire qui, tout d’un coup, est perturbée parce que d’autres personnes l’empruntent elles aussi. En général, quand on parle de la situation des clandestins en Occident, on parle de flux, de flux migratoire. Là, le flux, ce n’est plus eux. Ils sont pris dans un autre flux qui est celui des “raveurs” ou des voyageurs. Du coup j’inverse les signes : je passe de la caméra à l’épaule à un dispositif plus statique, c’est-à-dire que je place Amin, le personnage principal, au milieu d’une foule qui le porte.

Avant d’accéder à la danse, il y a l’instant d’acquisition de ce nouvel espace indéterminé, nouveau et tout à fait inconnu. Contrairement à cela et ce que l’on a pu voir dans d’autres films te concernant, non seulement tu interroges la limite mais tu entraînes ton spectateur dans l’interrogation de cette limite.
Oui, complètement. En fait la question de la frontière dans le film n’est pas, en termes de récit ou d’enjeu dramatique classique, la frontière politique telle qu’on l’entend généralement. Au début, on s’attend à ce que le film raconte cette frontière-là mais il est très vite question d’autres frontières, qui souvent prennent la forme de micro frontières. Dans cette scène, Amin, le jeune clandestin, se rend compte qu’il a franchi une frontière mais à l’intérieur d’un même espace : cet espace qui lui était familier est soudain investi par d’autres gens. Ça n’est plus son espace, mais le leur ; il était seul, mais ne l’est plus. Les humanités se mêlent.

Ce qui est surprenant c’est qu’à une époque on s’attachait au réel, et toi, tu éprouves ce réel-là avec une approche qui accorde son importance au surnaturel. On tend à une forme de métaphysique. Le réel te sert de base vers un ailleurs…
Oui, pour reprendre l’exemple de cette scène, ce qui m’intéresse dans la manière d’appréhender le réel ce sont les formes rituelles qui transforment, voire transfigurent, ce réel. La musique par exemple, dans le cadre d’une rave party, fait partie de ces rituels. On rassemble des gens autour des enceintes dans un dispositif presque liturgique. Il y a une dimension collective, mais l’expérience reste solitaire. Dans le scénario, j’avais écrit que le personnage principal arrivait au milieu de gens « seuls ensemble ». Il me semble intéressant de chercher ce que la religion apportait autrefois pour un groupe ou une communauté, ce qui n’est aujourd’hui plus donné ou plus accepté, et de le trouver sous une autre forme. Ça me permet de maintenir un rapport à la célébration, au sacré ou à l’invisible. Le personnage lui, a cru vivre quelque chose de l’ordre du collectif, et finalement non. Le réveil est un peu triste, il ne sait s’il a vécu la situation ou s’il l’a simplement rêvée, et du coup se retrouve dans une forme de désenchantement, un sentiment que je prolonge jusqu’à la scène dans l’espace intérieur de la maison, dont on ne sait si elle fantasmée ou réelle, ou celle de la sortie aux flambeaux autour de ce corps qui revient. À la vision presque onirique j’oppose un retour brutal au réel et c’est justement ce qui m’intéresse : faire cohabiter des scènes qui, à partir d’éléments documentaires, basculent vers l’épopée ou le lyrisme, et nous conduisent à l’acceptation de l’inconnu ou de l’incompris, à la limite d’une frontière située là, et pas ailleurs.

Parmi nous – Clément Cogitore

Il y a des retours entre le réel et l’ailleurs, mais aussi des retours, visuellement j’entends, entre le présent et le passé. Le travail sur la lumière que tu mènes depuis quelques films avec Sylvain Verdet, ton chef opérateur, nous renvoie étonnamment au baroque.
Avec Sylvain on se connaît bien ; il y a un désir partagé d’images très plastiques, très carrées où la lumière joue un rôle assez fort. Sylvain est un vrai peintre de la lumière. J’aime le rapport entre cadre et figure, avec des cadres tirés au cordeau, assez rigides, dans un dispositif très solide, à l’intérieur duquel la figure, donc le corps, va se battre, résister. La question du hors-champ et la manière de faire surgir la figure dans le cadre, tout cela crée de la tension et j’aime beaucoup jouer là-dessus.

Tu t’attaches également au corps : le buste dans la scène de l’étang est d’une grande plasticité.
Oui, et pour moi il s’agit presque d’un travail de plasticien. Tout d’un coup on se retrouve dans un espace de champ / contre-champ entre un corps et un paysage à moitié hanté. On ne sait pas qui le traverse, mais on suppose quelque chose d’instable.

Le baroque insistait sur l’instantanéité d’un événement magnifié par la lumière. Toi, au contraire, tu joues sur une temporalité qui nous inscrit dans un passé qui dure.
Et en même temps, une des choses qui m’intéresse vraiment dans le baroque est qu’il s’agit d’une esthétique qui accepte que deux choses complètement contradictoires puissent cohabiter dans la même image. C’est une chose sur laquelle j’essaie de travailler aussi. Dans mes films j’essaie de ne jamais être dans une émotion unilatérale, il y a toujours une forme d’ambigüité, on ne sait jamais si on doit se réjouir ou si l’on doit s’effrayer de ce qui est en train de se passer. Les références visuelles au baroque sont finalement plus instinctives que composées. Quand je tourne la scène du retour du corps avec les flambeaux, je recrée une scène de Déposition dans les formes rituelles d’acceptation de la mort ou de la disparition, de la guérison ou du miracle, mais l’on n’est jamais ouvertement dans l’un ou dans l'autre. Je fais appel à ce rapport à l’action, au geste et à la manière de le représenter aussi.

Dans Parmi nous, on est saisi par le monologue de Khalifa Natour…
Oui, Khalifa Natour est un acteur incroyable. Il est bon de rappeler les conditions de sa présence sur le tournage. Pour cette scène, j’avais d’abord pensé à un autre acteur mais qui s’est cassé la jambe quelques jours avant le tournage. Il devenait donc impossible de tourner. Je rentre en catastrophe à Paris, où l’on me fait rencontrer des comédiens qui savent qu’ils sont appelés en remplacement ; j’avais le sentiment d’être dans l’impasse. Mon producteur m’interroge sur un nom et je lui donne celui de Khalifa Natour, un des comédiens principaux de Peter Brook, qui a joué chez Amos Gitaï, travaillé avec Mahmud Darwich... On l’imaginait inabordable, mais comme nous avons réussi à obtenir son contact à Londres nous faisons le pari de l’appeler dans l'urgence pour lui parler du film : ma directrice de production lui propose un tournage débutant dans les quarante-huit heures, en Normandie, de nuit, pour à peu près le tiers de ce qu’il gagne d’habitude. Il nous demande simplement de lui envoyer ses scènes, ce qu’on s’empresse de faire dans la soirée à 22h. On le rappelle à minuit et là, il nous dit qu’il « adore », qu’il veut simplement me rencontrer avant d’accepter. Il n’avait que six jours off avant la première de la nouvelle pièce de Peter Brook au festival de Madrid, ce qui correspondait pile au temps du tournage pour son rôle. Le lendemain, je prends l’Eurostar, dans un état de trac et d’anxiété totale, et me retrouve deux heures plus tard en face de cet homme élégant, généreux et charismatique, à parler pendant six heures de théâtre, de littérature et de cinéma dans un pub près de Waterloo. Le surlendemain, il était là, devant ma caméra… J’ai compris ce jour là à quel point, le désir et la conviction étaient deux énergies qui pouvaient balayer tous les obstacles sur un tournage.

Bielutin - Dans le jardin du temps – Clément Cogitore

Un autre court métrage a été retenu à la Quinzaine des Réalisateurs, Bielutin – Dans le jardin du temps, l’histoire d’un couple russe qui entrepose chez lui des chefs-d’œuvre des grands maîtres de la peinture, Leonard de Vinci, Titien, Rubens...
J’avais entendu parler de cette histoire, mais je ne savais pas s’il s’agissait d’une légende urbaine ou pas, et si ces gens vivaient encore. J’en parle à Cédric Bonin de Seppia, qui me dit que ça valait le coup de faire quelques recherches. En cherchant, je suis tombé sur deux journalistes, la première à Moscou, la seconde à L’Express, qui m’en ont parlé. Elles étaient entrées dans l’appartement, et avaient pu y passer quelques heures. La collection aurait été protégée à l’époque de la Révolution et aurait traversé la Russie du XXe siècle, mais les journalistes ont mis à jour la vraie provenance de ces œuvres : le butin de l’Armée Rouge, après la Seconde Guerre mondiale.

Ça n’est pas ce que le couple raconte dans le film.
Non, justement, c’est un point de départ. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à jouer, entre le documentaire d’investigation et le roman russe. Au bout d’un an de coups de téléphone, d’envois de bouteilles de vin et de chocolat, j’arrive à les convaincre de me laisser entrer. Et là, je me retrouve dans une espèce de tombeau : un endroit qui n’a été aéré, ni lavé depuis près de trente ans, avec tous ces chefs d’œuvre de l’histoire de la peinture présents partout, du sol au plafond. Je me suis retrouvé plongé dans cet univers étrange, entre elle, avec sa drôle de perruque, et lui, qui manifestait une force presque brutale. Je me suis rapidement rendu compte que le projet de film qu’on avait autour de cela était impossible, mais qu’il y avait potentiellement un autre film à faire, plus délirant. En fait, j’ai pu constater qu’ils ne défendaient aucune des deux versions que j’évoquais – ils ne racontaient pas un mensonge pour protéger une histoire, ce qu’ils ont sans doute fait à la fin de la perestroïka, dans les années 90 –, mais qu’ils étaient complètement fous. Le mensonge qu’ils ont échafaudé autour de ces œuvres leur avait coupé tout lien au réel : ils emprisonnent des images, mais se retrouvent eux-mêmes prisonniers dans un monde parallèle. C’est précisément ce qui m’intéresse et ça me permet de débuter une collection autour des hommes et des images.

Tu as un autre projet, au Chili, pour alimenter cette collection.
Oui, le titre provisoire est Gardiens. Le long des grandes routes près de Santiago, des hommes vivent derrière des panneaux publicitaires. Ils sont payés par les multinationales pour protéger ces images publicitaires ; ils doivent empêcher les gens de voler des ampoules ou du métal. Ça nous donne une situation métaphorique de notre rapport à l’image marchande, qui devient un totem. Du coup, on obtient une sorte de diptyque : dans le premier, les hommes emprisonnent des images et dans le second ils sont eux-mêmes prisonniers des images.

Et dans le premier, on se pose la question de la conservation des œuvres dans cet appartement insalubre, alors que dans le second on recrute des hommes pour assurer la protection d’images publicitaires.
Oui, j’aimerais faire en sorte que mes films marchent par contraires : dans l’un tu ne vois pas la lumière du jour, tu n’as aucun rapport à l’extérieur ; dans l’autre, tu te retrouves dans un espace nu, avec un personnage qui a un rapport mystique au paysage. Il passe sa journée à regarder la cordillère des Andes face à lui, et un jour il y voit le visage de Dieu…

Ce qui intrigue dans chaque film, c’est la place que prend le silence. Nul besoin de dialogue, tout se ressent dans le silence.
J’ai un principe très simple : tant que quelque chose peut être communiqué hors de la parole, je ne fais pas appel à la parole. D’où des films principalement portés sur les gestes, les corps, les sensations. J’ai la certitude que le cinéma est un art sculptural, au sens soustractif du terme. De la même manière que tu enlèves toute la matière en trop sur un bloc de marbre pour parvenir à la forme sculpturale, quand tu construit un cadre, avant même de décider ce qui sera dans ce cadre, tu décides de ce qui n’y sera pas. C’est pareil pour le scénario : tu te saisis d'un bloc de temps en sachant à peu près ce qu’il va s’y passer, et tu enlèves tout ce qui te semble dispensable. L’aboutissement de cela étant bien sûr le montage où en examinant ce que tu as tourné, tu évacues tout ce qui est de trop, tout ce qui résiste au récit. Il y a une histoire que j’aime beaucoup : elle se passe pendant la Renaissance dans l’atelier de Donatello dans une rue de Florence. Tous les jours un enfant passe devant la fenêtre où on voit travailler l’artiste. Un jour, il le voit attaquer le bloc de marbre, une forme se dessine et au bout de quelques jours, l’enfant découvre alors le cheval que Donatello a sculpté. Ce jour-là, l’enfant entre dans l’atelier, et va à la rencontre du sculpteur : « Comment savais-tu que là-dedans, il y avait un cheval ? » Le cinéma est exactement cela pour moi : trouver, révéler cette forme vivante cachée à l’intérieur de la matière.

Festivals :

64ème festival international du film de Cannes 2011
Quinzaine des réalisateurs,
Sélection de Bielutin - Dans le jardin du temps
Production : Seppia / ARTE / MDR
Ce film, présenté dans La Lucarne d’Arte en 2012, sera complété d’une deuxième partie sous la forme d’un web documentaire et d’une enquête interactive produit par Seppia et Arte (webdocs.arte.tv)

Festival Indielisboa – 8ème Independent international film festival of Lisbon
Sélection de Visités en programme spécial

Programmation du travail vidéo à Madrid au Musée Reina Sofia, Musée national d’art moderne et contemporain, du 23 au 29 mai dans le cadre des Rencontres internationales Paris Berlin Madrid - Art contemporain et nouveau cinéma.

Projection avant-première :

Parmi Nous, le 7 juin 2011 au Gaumont Opéra, à Paris
Prod : Kazak Productions - France 2

Expositions :

56ème Salon de Montrouge, jusqu’au 1er Juin 2011
Panorama de la jeune création contemporaine
Commissariat : Stéphane Corréard

Texte Emmanuel Abela / Photo Stéphanie Linsingh / Interview menée avec Amandine Sacquin & Stéphanie Linsingh
A lire dans le magazine NOVO n°14

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