lundi 28 mai 2012

Des apparences en carton

Silhouettes afro-cubistes, rêves illusoires, le corps et l’identité niés. De La création du monde, Faustin Linyekula a créé pour le Kunstenfestivaldesarts un ballet engagé qui dénonce à la fois le colonialisme et la condition de danseur.

La création du monde au KVS (© Véronique Evrard)

Un costume de nylon extensible se meut sur les planches. Etiré, plié, contorsionné, écartelé, il est manipulé à l’envi. Des danseurs en survêtements mobilisent peu à peu l’espace, répètent des propositions, improvisent des mouvements amples et lents sur une musique tonitruante. Batterie, basse, guitare électrique, contre pesanteur, légèreté ou saccades. Les influences sont multiples, les danseurs polyvalents. Ils se courbent, s’épuisent. Parfois se blessent. Au devant de la scène, une jeune fille retire son jogging et enfile le costume élastique. Tous l’imitent. Ils revêtent leur uniforme de ballerine et délaissent leur individualité. Ils deviennent interchangeables. 

La création du monde au KVS (© Els De Nil)

Le seul danseur noir du spectacle, Djodjo Kazadi, s’occupe, tout tremblant, de mettre en place la reconstitution de La création du monde ; une œuvre de 1923, se voulant le premier « ballet nègre » et réunissant les talents de Fernand Léger, Blaise Cendrars, Darius Milhaud, Jean Börlin et les Ballets Suédois… mais aussi leur partialité. Pendant les Années folles, l’Europe était fascinée par l’Afrique, promesse d’une renaissance, et par ses arts « primitifs ». Cela se ressentait indubitablement dans les costumes et les décors de Léger (magnifiquement restitués dans cette version 2012), projections de l’imaginaire, parfaite négation de la réalité. Les influences occidentales étaient également présentes (pour preuves les références aux claquettes, à la danse classique, au jazz et au cubisme). 

La création du monde au KVS (© Els De Nil)

La faiblesse de ce ballet d'entre-deux-guerres a été de taire la violente réalité coloniale. C’est ce qu’a voulu dénoncer le chorégraphe congolais, Faustin Linyekula, en incluant l’œuvre originale, comme une citation, dans son spectacle. Son danseur, Djodjo Kazadi, s’insurgera d’ailleurs en fin de reconstitution contre l’absence de Noirs dans ce « ballet nègre ». Puis, partant du principe d’interchangeabilité des hommes de couleur aux yeux des Européens, il viendra à la comparaison Noir/danseur. Substituable, malléable, corvéable, la ballerine est le nègre du chorégraphe. Seul bémol à ce spectacle réfléchi et critique : on aurait pu se passer de cette litanie finale. Chacun avait noté que les figures africaines étaient des danseurs blancs affublés de costumes aux formes absconses, à la fois caricaturales et fantasmagoriques. Chacun avait remarqué le bouillonnement intérieur du danseur-spectateur noir à sa façon de bouger. Et il était plutôt aisé de comprendre l’analogie ballerine/«nègre» grâce aux tenues élastiques et aux éclairages en contre-jour qui plongeaient les danseurs dans la pénombre. La représentation aurait pu s’achever sans problème sur les spasmes de Djodjo Kazadi et les violons lancinants. Le procédé était assez parlant, et la fin en aurait gagné en force.

LA CREATION DU MONDE 1923-2012 (Centre Chorégraphique National – Ballet de Lorraine & Faustin Linyekula),
danse le 26 mai au KVS, à Bruxelles, dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts

Texte Stéphanie Linsingh / Photo Véronique Evrard et Els De Nil

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